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Mort / Vie


Par-delà l’au-delà

Également disponible en anglais et en espagnol.

À Chris, Jérémy, Karen, Tim, William, Laurent

Mourir. Si la fin est inéluctable, comme chacun sait, cela n’en fait pas nécessairement ce qui conditionne la vie, et cela n’amène pas non plus à la compréhension qu’elle est la condition de l’existence. Pire, il semble que notre époque refuse le riche sens du paradoxe pour accomplir exclusivement l’aspect morbide auquel il tend : on étudie maintenant la vie à partir de la mort ; la santé à partir de l’analyse des cadavres ; on empêche la vie pour se « prémunir » (momentanément du moins) de la mort.

Le 24 septembre 2009, vers 19h, un bateau chavirait dans la baie d’Hạ Long au Nord du Viêt Nam.

La mort ne permet pas d’expliquer la vie, dont le mystère gagnerait sûrement à être préservé. La mort est l’unique condition de la vie – si on ne meurt pas, on ne peut ps vivre. Les archéologues le savent bien : tout ce qui a existé avant nous est toujours là, sous nos pieds. Les anciens végétaux, animaux, minéraux forment le compost à partir duquel nous nous élevons. Nos ancêtres et la chaine infinie de « hasards » qui les a unis et désunis, sont la cause de ce que nous cherchons à devenir. En ce sens, le travail de toute une vie est peut-être d’apprendre à devenir un ancêtre pour que d’autres puissent exister, puissent être.

Sous mes pieds de l’eau, au-dessus de ma tête le jet de la douche. Et puis, subitement, la vision de l’eau qui se dirige violemment vers le bord du bac, côté mur, et mon corps qui suit le mouvement. Je me précipite dehors, tente d’ouvrir la porte de la salle de bain. J’y arrive pas – j’avais, dans un réflexe idiot, fermé la porte à clé. Je crie à Jérémy de l’autre côté du mur que je ne peux pas ouvrir, il me dit « J’arrive ! ». Ce sont ses derniers mots.

On peut imaginer que le mot « anc-être » est formé du préfixe anc– comme dans l’ancre d’un bateau (bien qu’officiellement, an- est la formé abrégée de ante- pour avant), suivi du verbe « être » – comme si les anciens étaient ce qui amarrait ce qui vient. Il y a donc au moins de toute une vie pour se rappeler de ce qui est venu avant nous. L’idée de la réincarnation, qu’on la comprenne littéralement ou pas, indique bien cela : la mort donne la vie. Dans la mythologie grecque ancienne, les âmes buvaient l’eau du fleuve Léthée, « le fleuve de l’Oubli », avant de naitre de nouveau. Bien qu’on boive souvent pour oublier ces temps-ci, la vie est pourtant le moment dédié au souvenir.

Je ne sais pas où Jérémy est arrivé mais je suis sure qu’il est parti. Il a pris le chemin avec nos deux autres copains qui étaient dans la chambre juste en-dessous. Et deux autres personnes que je ne connaissais pas.

En français, « se souvenir », c’est littéralement « soutenir ce qui vient » – la connaissance du passé comme fondation au futur. Le mot anglais « remember » (« se souvenir »), implique aussi l’idée de remembrer, remettre ensemble ce qui a été séparé. Ainsi, si on considère que l’orgasme est l’apothéose sensuelle de l’union entre deux corps, on comprend mieux pourquoi il est aussi appelé « petite mort ». C’est dans le don total, dans la dissolution de son être que la symbiose permise par la séparation peut être ressentie – la pleine sensation d’être en vie. Autrement dit, il faut apprendre à mourir pour pouvoir vivre. C’est aussi dans ce genre d’expériences qu’on peut ressentir notre appartenance avec tout le reste. Si se souvenir est le moyen d’y parvenir, le but de la vie est peut-être d’être entier·ère, Un·e, de nouveau.

L’État français m’a envoyé une lettre pour m’annoncer que j’étais devenue une « victime » et m’inviter à rendre au centre d’aide de mon quartier. Je ne me considère pas « victime ». J’y suis allée pour leur dire d’abord et puis pour leur demander où je pouvais m’adresser pour avoir un avocat. Je voulais que « justice soit faite » pour que cela ne se reproduise jamais. J’ai répondu aux questions de journalistes, de la police, des ambassades dans ce but. Et rien. Je crois que ce « rien » s’appelle diplomatie. Deux ans plus tard, même armateur, même accident, 11 morts.

De l’annihilation émerge la création – c’est ce que les femmes qui donnent naissance vivent et c’est par ailleurs ce que stipule la théorie du Big Bang. Seule la mort donne la vie – la mort de tout ce dont on se nourrit en premier lieu. En Mésoamérique, ce concept est largement véhiculé et les représentations de fleurs émergeant du cou des sacrifiés par décapitation sont célèbres. Ces représentations sont liées à l’antique jeu de balle, dont on dit souvent qu’il est une allégorie du combat, ou de la danse, entre le ciel et l’inframonde, le jour et la nuit, les forces et les faiblesses individuelles. Il s’agit là de cycles, l’un succédant à l’autre, ou se réalisant dans l’autre.

J’avais 18 ans, j’étudiais la philosophie et je venais de signer trois actes de décès après avoir identifié des copains. Je pensais que le but de ma vie allait être de restituer les corps de disparus à leurs familles.

Si le sacrifice peut être vu comme une manière de mourir en héros, voire même en dieu, le deuil peut être compris comme une blessure sacrée. Avoir le cœur brisé est ce qui permet d’avoir du cœur. Qui n’a jamais été profondément triste et a ressenti en même temps l’irrésistible désir d’aider les autres ? Les humbles sont souvent ceux qui ont été humiliés et savent respecter cette part humiliée d’eux-mêmes. Offre ce qui te fait défaut pour l’avoir.

Presque dix ans d’études plus tard (et quelques années de plus), beaucoup de portes frappées et le sentiment d’avoir une certaine légitimité pour pratiquer ce à quoi j’avais décidé de me consacrer, je crois que j’ai fini par comprendre qu’on ne mérite jamais rien. S’il n’y a pas de mérite, il n’y a rien non plus à payer pour être en vie alors que d’autres sont morts. Juste avoir de la reconnaissance et du respect. Tous les jours, je remercie Jérémy, Karen, Tim (et d’autres après eux) de m’avoir rendue un tout petit plus humaine et de continuer à le faire. Ça ne rend pas parfaite, loin de là, ça crée même pas mal de défauts, de fissures et ce sont celles-ci qui finiront par laisser passer la lumière.

L’apparition de ce qu’on nomme humain n’est pas tant liée à l’émergence de caractéristiques physiques spécifiques qu’à l’apparition de pratiques funéraires dont on a la trace. Cela ne signifie pas pour autant que les autres animaux ne comprennent pas la mort – l’absence soudaine du quelque chose qui animait le corps jusque-là. Cela signifie simplement que les humains ont développé des manières matérielles d’encapsuler la mémoire, témoigner des ancêtres décédés, des éléments pour donner du sens à la mort et peut-être interroger la possibilité de l’appartenance à un grand schème (ce dont les autres animaux ont peut-être une compréhension plus innée). On gagnerait, sans doute, à s’en rappeler.


Quelques sources pour ce bulletin :



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