À l’occasion de la Journée internationale du bonheur le 20 mars, Le Comptoir vous propose la traduction en deux parties d’un article intitulé « Q’est-ce qui nous rend heureux ? », initialement paru sur The Atlantic. Organisée à l’initiative de l’Onu depuis 2013, cette journée semble se résumer pour l’organisation pourtant bien officielle à des enfants souriants et à édicter, une fois n’est pas coutume, les principes du “développement durable”, qui vont, pour sûr, nous apporter le bonheur pour l’éternité. Plus sérieusement, pendant 72 ans, des chercheurs d’Harvard ont tenté de le définir en suivant 268 hommes admis à l’université à la fin des années 1930 à travers la guerre, leur carrière, leur(s) mariages et divorce(s), leurs parents, et leur vieillesse. Joshua Shenk, l’auteur de cet article, a eu accès aux archives de ce qui constitue l’une des plus complètes études longitudinales de l’histoire. Son contenu, autant littéraire que scientifique, offre une profonde plongée à l’intérieur de la condition humaine et dans l’esprit brillant et complexe du directeur de longue date de l’étude, George Vaillant.
Ces découvertes font autorité en grande partie parce que les sources sont rares. Peu d’études longitudinales se maintiennent pendant des vies entières, notamment parce que les financements s’assèchent et que les participants désertent. Vaillant s’est débrouillé avec des financements fédéraux et des dons privés, pour financer les questionnaires tous les deux ans, les tests physiques tous les cinq ans, et les entretiens tous les 15 ans. La travailleuse sociale originale de l’étude, Lewise Gregory Davies, l’a aidé à motiver les sujets à rester en contact, mais ça n’a pas été très difficile. Les hommes de la Grant Study se voyaient eux-mêmes comme membres d’un club d’élite.
« Leurs vies sont trop humaines pour la science, trop belles pour les chiffres, trop tristes pour un diagnostic et trop immortelles pour des journaux. »
Vaillant a également beaucoup élargi son champ de vision en reprenant une étude en berne sur les jeunes délinquants des quartiers pauvres de Boston, dirigée par les criminologues Sheldon et Eleanor Glueck. Lancée en 1939, l’étude comprenait un groupe de contrôle de jeunes garçons non-délinquants qui avaient grandi dans des environnements similaires de ceux des délinquants – enfants de pauvres, de parents principalement nés à l’étranger, dont presque la moitié vivait dans une maison sans baignoire ou douche.
Dans les années 1970, Vaillant et son équipe ont fini par retrouver la plupart des jeunes non délinquants – ça a pris des années – de telle sorte que l’étude d’Harvard sur le développement à l’âge adulte comprend aujourd’hui deux cohortes, les “hommes Grant” et les “hommes Glueck”. Vaillant s’arrangea aussi pour interviewer un groupe de femmes de la légendaire étude Stanford Terman, qui démarra dans les années 1920 en suivant un groupe de jeunes à haut QI en Californie.

Contrairement aux données de la Grant Study, les données de la Glueck Study suggèrent que le don de soi pendant l’enfance – qui est indiqué par des choses telles que prendre un travail à mi-temps, faire les corvées, ou faire partie d’un club scolaire ou d’une équipe sportive – prédit la santé mentale à l’âge adulte mieux que n’importe quel autre facteur, cohésion familiale et chaleur maternelle comprises. « Ce qu’on fait », conclut Vaillant, « affecte la manière dont on ressent les choses autant que la manière dont on ressent les choses affecte ce qu’on fait. »
Étonnamment, alors que les hommes Glueck avaient 50 % plus de chances de devenir alcooliques que les hommes de Harvard, ceux qui le sont effectivement devenus étaient deux fois plus susceptibles de redevenir sobres. « La différence n’a rien à voir avec le traitement, l’intelligence, la capacité à prendre soin de soi, ou à avoir quelque chose à perdre », expliqua Vaillant au Harvard magazine. « C’est à mettre en relation avec le fait de toucher le fond. Quelqu’un qui dort sur les rails de train pourra à un moment donné reconnaître qu’il est alcoolique, mais le mec qui se crame toutes les nuits dans un club privé ne pourra peut-être pas. »
D’un autre côté, Vaillant a pu réduire les apparentes différences entre les échantillons. Par exemple, lorsqu’il constate que, en terme de taux de mortalité, les hommes des quartiers pauvres à 68–70 ans étaient proches des cohortes de Terman et Harvard à 78-80 ans, il ajoute que la différence s’explique surtout par le fait qu’ils aient fait moins d’études, aient été plus obèses, et aient plus abusé de l’alcool et de la cigarette. « Quand on contrôle ces quatre variables », écrit-il, « le rang social largement inférieur de leurs parents, leur QI, et leur salaire ne sont pas importants. » Mais, évidemment, ces variables sont extrêmement difficiles à “contrôler”. Vaillant note qu’à l’âge de 70 ans, les Bostoniens qui avaient fait des études supérieures étaient en aussi bonne santé que les hommes d’Harvard. Mais, seulement 29 hommes Glueck ont terminé leurs études – environ 6 % de l’échantillon.
La Grant Study de la psychiatrie moderne
Parce qu’elle a survécu à tellement d’époques, la Grant Study est un palimpseste de l’histoire moderne de la médecine et de la psychologie, les méthodes et préoccupations de chaque époque ayant été remplacées par les suivantes. Dans les années 1930, le travail d’Arlie Bock était influencé par le mouvement dit de la “médecine constitutionnelle”, qui a démarré comme une réaction inverse au minimalisme engendré par Pasteur et la bactériologie. Charles McArthur, qui a rejoint l’équipe de l’étude au milieu des années 1950, s’intéressait principalement à faire correspondre les individus à une carrière professionnelle appropriée à travers les tests de personnalité – parfait pour l’ère de L’Homme au complet gris. L’utilisation par Vaillant des méthodes statistiques pour justifier ses postulats psychanalytiques reflète la mode en psychiatrie universitaire à la fin des années 1960 et, dans les années 1970, son travail s’est raccroché à une tendance qui mettait l’accent sur le développement à l’âge adulte. En 1976, le best-seller Passages de Gail Sheehy, était basé sur la Grant Study, ainsi que que sur les recherches de Daniel Levinson, qui a ensuite publié The Seasons of a Man’s Life. (Sheehy a été poursuivi pour plagiat par un autre universitaire, Roger Gould, qui a publié plus tard sa propre version du développement à l’âge adulte dans Transformations ; l’affaire s’est finalement réglée en dehors des tribunaux.)

De la même manière que Freud a été dépassé par la psychiatrie biologique et la psychologie cognitive – et par les échantillons énormes et les essais en double aveugle qui sont devenus le standard “industriel” – le travail de Vaillant risquait l’obsolescence. Mais à la fin des années 1990, une vague appelée “psychologie positive” a fait surface, et l’a remis sur les rails. Mené par un ingénieux et brillant psychologue de l’Université de Pennsylvanie du nom de Martin Seligman, ce mouvement pour une recherche scientifique de la belle vie s’est largement répandu au travers des travaux scientifiques et de la culture populaire (des dizaines de livres, une couverture dans le Time, l’attention d’Oprah, etc.).
Vaillant est devenu un genre de parrain de la discipline, et l’avocat d’une psychologie plaidant pour améliorer la vie quotidienne, pas seulement pour traiter les maladies. Mais, de bien des manières, son rôle dans le mouvement est un brin provocateur. En octobre dernier [cet article a initialement été publié en juin 2009, NDLR], j’ai assisté à un cours qu’il a donné aux étudiants de Seligman sur le pouvoir des émotions positives – l’émerveillement, l’amour, la compassion, la reconnaissance, le pardon, la joie, l’espoir, et la confiance (ou la loyauté). « Les livres sur le bonheur disent “Essayez le bonheur. Vous l’aimerez plus que le malheur” – ce qui est parfaitement vrai », leur a-t-il dit. Mais pourquoi alors, leur a-t-il demandé, les gens racontent-ils aux psychologues qu’ils ont traversé la rue pour éviter quelqu’un qui leur a fait un compliment la veille ?
Selon Vaillant, les émotions positives nous rendent plus vulnérables que les émotions négatives. Notamment parce que leur effet est différé. La peur et la tristesse ont des effets immédiats – elles nous protègent des attaques ou nous permettent de capter les ressources nécessaires dans les moments de détresse. La reconnaissance et la joie, au fil du temps, contribueront à une meilleure santé et à des connexions plus profondes mais sur le court terme, elles nous mettent en danger. Les émotions négatives tendent à avoir un effet isolant, alors que les émotions positives nous exposent potentiellement au rejet et de chagrin.
Pour illustrer son idée, il raconta l’histoire de de l’un de ses “trophées” de la Grant Study, un docteur et mari bien aimé. « À son 70e anniversaire », dit Vaillant, « quand il est devenu retraité de la faculté de médecine, sa femme s’est procurée la liste de ses patients et a secrètement écrit à plusieurs d’entre eux, aux patients de longue date, “Écririez-vous une lettre de reconnaissance ?” Cent lettres à interligne simple, extrêmement affectueuses ont été adressées en retour – souvent avec une photo jointe. Elle les a mises dans une jolie boite de présentation recouverte de soie thaïlandaise, et les lui a données. » Huit ans plus tard, Vaillant s’est entretenu avec cet homme, qui a fièrement tiré la boite de son étagère. « George, je ne sais pas ce que vous allez faire de ça », a dit l’homme en commençant à pleurer, « mais je ne l’ai jamais ouverte. » « Pour la plupart d’entre nous, il est très difficile », dit Vaillant, « de tolérer le fait d’être aimé. »

Vaillant apporte une saine dose de subtilité dans un champ qui parfois paraît sacrément planer. Les étagères des librairies sont remplies de titres à consonance messianique, comme Être plus heureux : apprendre les secrets de la joie quotidienne et de l’accomplissement à long terme. Mais que signifie, vraiment, être heureux ? Pendant 30 ans, le Danemark a été classé premier dans les études internationales sur le bonheur. Les Danois ne sont pas vraiment un peuple sanguin. Demandez à un Américain comment il va, et vous entendrez généralement « Vraiment bien ». Demandez à un Danois, et vous entendrez « Det kunne være værre » (« Ça pourrait être pire »). « Les Danois ont de attentes relativement basses (et indubitablement réalistes) pour l’année à venir », conclut une équipe d’universitaires danois. « Année après année ils sont agréablement surpris de constater de tout n’est pas en train de devenir plus pourri au Royaume du Danemark. »
Évidemment, les scientifiques du bonheur ont fait tout un tas de découvertes directes et concrètes : que l’argent n’a que peu d’influence sur le bonheur lorsque les besoins de base sont remplis ; que le mariage et la foi mènent vers le bonheur (ou peut-être est-ce dû au fait que les gens heureux ont plus de chances d’être mariés et spirituels) ; que les “traits de caractère” favorables au bonheur – les prédispositions pour rester à un certain niveau de bonheur – comptent pour une large, mais non exclusive, part de notre bien-être. (Pour 50 %, dit Sonja Lyubomirsky dans Comment être heureux et le rester. Alors que l’environnement compte pour 10 %, et que les derniers 40 % sont entièrement sous notre contrôle.) Alors pourquoi les pays avec les plus fort taux de bien-être auto-évalués sont aussi ceux qui présentent le plus de suicides ? Comment se fait-il que les enfants sont souvent identifiés comme étant une source de “sentiments négatifs” (tristesse, colère) – et que, pourtant, les gens identifient les enfants comme étant la plus grande source de bonheur ?
Si ces questions ne sont pas résolues, c’est en grande partie à cause de la méthodologie. Le psychologue Ed Diener, de l’Université de l’Illinois, a aidé à bâtir les fondations empiriques de la psychologie positive, à partir notamment des données issues du Gallup World Poll, qui a interrogé un échantillon représentatif de 360 000 personnes provenant de 145 pays. « On peut dire beaucoup de choses générales à partir de ces données, qu’on n’aurait jamais pu dire avant », dit Diener. « Mais beaucoup d’entre elles sont assez superficielles. Les gens qui vont à l’église rapportent plus de joie. Mais si vous demandez pourquoi, on ne sait pas. George a ces petits échantillons – et il s’agit d’hommes d’Harvard, mon Dieu, pas facile à généraliser. Cependant, il a des données d’une certaine profondeur, et il réunit tellement de choses à la fois. »
Seligman décrit Diener comme « l’ingénieur » de la psychologie positive, « essayant de faire de la meilleure science, plus reproductible, plus transparente. » Vaillant et son travail, cependant, constitue pour Seligman les racines de la psychologie – l’étude de l’esprit. « Pour pratiquer la psychologie scientifique, il faut avoir le moins de postulats de départ possible. Ça permet de tenir compte de l’esprit autant que faire se peut », dit Seligman. « Tout le monde en psychologie positive cherche à expliquer les mystères de la psyché et veut à la fois quelque chose de plus profond. George est le poète de ce mouvement. Il nous rend conscients que nous désirons des choses plus profondes. »
Quand Vaillant m’a rapporté qu’il allait donner un cours à la classe de Seligman, il a dit que son message proviendrait de William Blake : « Joie et peine en fin tissage. » Plus tôt dans sa carrière, il aurait utilisé de telles occasions pour démontrer, histoires et données à l’appui, – comment les mécanismes de défense peuvent permettre de transformer le purin en or. Aujourd’hui, il préfère articuler le côté sombre du plaisir et des relations – ou comment nos plus profonds désirs peuvent découler de nos plus primitives peurs.
« Si les gens se sont ajustés à une société qui semble vouloir à tout prix s’auto-détruire dans les quelques décennies à venir, qu’est-ce que cela démontre sur eux-mêmes ? »
Leçon de détricotage
Cas n°218, suite
À première vue, vous êtes l’exemple de l’étude. Dans le “décathlon” de la santé mentale élaboré par le Dr Vaillant – dix mesures, prises à différents points entre 18 et 80 ans, comprenant la stabilité du caractère à 21 et 29 ans, et le soutien social à 70 ans – vous vous classiez de manière continue, comme deux autres seulement, dans le top dix des hommes de la Grant Study.
Quel est votre secret ? Est-ce votre détermination d’acier ? Après un grave accident pendant vos études, vous êtes revenu à la fac avec un corset orthopédique, mais vous aviez l’air en forme. Vous aviez un moral en béton. Quand vous aviez 13 ans, votre mère s’est fait la malle avec le meilleur ami de votre père. Et, bien que vos parents se soient remis ensemble deux ans plus tard, un nuage gris flottait sur votre appartement trois pièces quand l’assistante sociale est venue pour sa visite. Mais vous avez dit que le divorce de vos parents était « comme dans les films » et qu’un jour vous voudriez vous aussi « avoir [vos] propres difficultés conjugales ».
Après la guerre – durant laquelle vous avez travaillé sur un important système d’armement – et après avoir obtenu votre diplôme, vous vous êtes marié, et la relation avec votre femme n’a fait que se renforcer au cours du temps. D’ailleurs, bien que votre mère semblait vous hanter dans vos entretiens – finalement diagnostiquée maniaco-dépressive, elle a souvent été hospitalisée et a reçu plusieurs fois des traitements à base d’électrochocs – la chaleur des relations avec votre femme et vos enfants paraissait vous combler.
Pourtant, votre dossier dénote une interrogation silencieuse mais persistante à propos d’un chemin que vous n’avez pas pris. Étudiant en licence, vous attachiez de l’importance à la quantité d’argent que vous vouliez gagner, mais vous vous demandiez en même temps si vous ne seriez pas mieux en médecine. Après la guerre, vous disiez être « trop tendu et nerveux » et attacher moins d’importance à l’argent qu’auparavant. À 33 ans, vous avez dit « Si tout était à refaire, je suis certain que je ferais médecine mais c’est un peu tard aujourd’hui. » À 44 ans, vous avez vendu votre affaire et parliez d’enseigner au lycée. Vous regrettiez de (selon les notes d’un membre de l’équipe d’étude) n’avoir « pas avoir apporté quoi que ce soit à l’humanité. » À 74 ans, vous avez répété que si tout était à refaire, vous feriez médecine. En fait, avez-vous dit, votre père vous avez poussé à le faire, pour éviter l’armée. « Ça m’agaçait », avez-vous admis et vous avez choisi une autre direction.
Votre dossier a un côté impénétrable. « Peut-être que je me mens », écriviez-vous en 1987, à 63 ans, « mais je ne pense pas que je voudrais changer quoi que ce soit. » Comment pourrait-on savoir si vous vous mentez ? Même vous, comment pourriez-vous le savoir ? Selon le modèle des mécanismes de défense développé par Vaillant, la manière dont nous nous accommodons de la réalité est exactement celle-ci, en la déformant – et nous le faisons inconsciemment. Quand nous commençons à tirer le fil, c’est une énorme bobine de pensées et de questions qui se déroule.

Il ne semble pas que vous ayez tiré le fil. Quand, dans le cadre de l’étude, on vous a demandé d’indiquer « des croyances fondamentales, idées, philosophies de vie ou éléments de foi qui vous aident à aller bien et à vous en sortir quand vous êtes mal en point », vous avez écrit : « Difficile de répondre dans la mesure où je ne suis pas très introspectif. Ceci étant, j’ai une conception des choses (ou philosophie) selon laquelle tout n’est qu’un grand rien– qu’on “poursuit le vent” comme il est dit dans l’Ecclésiaste, et c’est grâce à ça, en tout cas jusqu’à maintenant, que rien ne m’a jamais causé trop de peine. »
« J’ai vu tout ce qui se fait sous le soleil; et voici, tout est vanité et poursuite du vent. »
Ecclésiaste, chapitre 1, verset 14
Cas n°47, suite
Vous êtes l’anti-héros de l’étude, son joker, son philosophe alternatif. Dès les premières pages de votre dossier, votre personnalité détonne. Dans le bureau du travailleur social, vous vous tordiez de rire, battant la chaise de votre bras. Il « semble se délecter des travers familiaux », écrivait Lewise Gregory, le travailleur social originel de l’équipe. « Il a un sens de l’humour charmant et spontané… [une] qualité pétillante et exaltante. » « Ma famille prend comme une vaste blague le fait qu’on me considère être “un garçon normal” », écriviez-vous. « “Mon Dieu !” »
Vous avez esquivé la guerre, en tant qu’objecteur de conscience. « J’ai répondu à de nombreuses questions », avez-vous écrit dans votre questionnaire de 1946. « Maintenant j’aimerais vous poser à mon tour quelques questions. Sur quels critères déterminez-vous que les gens sont “équilibrés” ces derniers temps ? Heureux ? Contents ? Optimistes ? Si les gens se sont ajustés à une société qui semble vouloir à tout prix s’auto-détruire dans les quelques décennies à venir, qu’est-ce que cela démontre sur eux-mêmes ? »
Vous vous êtes marié tôt, et vous avez fait des petits boulots – y compris cobaye pour une étude médicale sur la survie en cas de naufrage pendant un temps. Vous avez dit être fasciné par les « tarés » dans la salle d’attente de l’hôpital, et vous vous demandiez si vous arriveriez à vous échapper du « nid de frelons ». Vous avez travaillé dans les relations publiques et avez eu trois enfants.
Vous avez dit vouloir devenir un écrivain, mais ça ressemblait plutôt à un rêve lointain. Vous avez commencé à boire. À l’université, vous disiez être le gai luron des soirées, sans alcool. Autour de 1948, vous buviez du Xérès. En 1951, vous confiez boire régulièrement quelques verres. Vers 1964, vous écriviez vous « Saouler à peu près deux fois par semaine », et vous continuiez ainsi « Bon, je mange trop, fume trop, bois trop de café et de liqueur ; fais trop peu d’exercice et je dois faire quelque chose à propos de tout ça. » « D’un autre côté, » écriviez-vous, « je n’ai jamais été aussi productif, et j‘ai peur de faire chavirer la barqueen prenant le chemin d’une vie plussaine… Je suis au moins aussi équilibré et efficace que le bon névrosé moyen peut espérer l’être. »

Après un divorce, un déménagement à l’autre bout du pays, et un second mariage – vous l’avez ensuite laissée tomber pour une maitresse qui vous a, à son tour, quitté – vous êtes sorti du placard. Et vous avez commencé à publier et à écrire à temps plein. La Grant Study a obtenu quelques-uns de vos meilleurs écrits. Quand un questionnaire vous a demandé quelles idées vous ont aidé à passer au travers des moments difficiles, vous avez écrit, « Il est important de ne pas être indifférent et d’essayer, même si les conséquences pour celui qui se sent concerné et qui essaye paraissent absurdes, futiles, ou si lointaines dans le futur qu’elles sont indétectables. » Quand on vous a demandé quel effet la Grant Study avait eue sur vous, vous avez répondu « Juste une petite preuve de plus que je suis l’élu de Dieu. Et je n’ai vraiment pas besoin de telles preuves, merci bien. »
Au début des années 1970, le Dr Vaillant vous a rendu visite dans votre petit appartement, contenant un vieux canapé, une machine à écrire vieillotte, un évier rempli de vaisselle sale et, dans un coin, une chaise portant l’emblème d’Harvard. En bon objecteur de conscience, vous lui avez demandé sa définition de “normalité”. Vous avez dit que vous avez adoré Le Chagrin et la Pitié et que, dans ce film, le même type d’hommes que ceux de la Grant Study se battent du côté des nazis, « alors que les excentriques et les homosexuels sont tous membres de la Résistance. » Vous avez recommandé la lecture de Joseph Heller au Dr Vaillant, un livre sur la tragédie complète d’hommes d’affaires ordinaires et aisés.
Votre « santé mentale était paradoxale », notait le Dr Vaillant. Vous étiez clairement déprimé, a-t-il observé, et pourtant rempli de joie et de vitalité. « Il aurait pu être un chef de la Résistance » a écrit le Dr Vaillant. « Il paraissait vraiment libéré. » Intrigué et troublé, il vous a envoyé un bout de son manuscrit en cours d’écriture, désirant connaître votre avis. « Les données sont sensationnelles », avez-vous répondu. « La méthode que vous utilisez est extrêmement sophistiquée. Mais les avis à la fin, les conclusions finales, me paraissent simplistes. »
« Prenons un pauvre type qui utiliserait toutes vos défenses saines, […] à la retraite dans une de ces communautés fermées pour vieux à côté de Tampa, regardant fixement l’océan en attendant le prochaine attaque cardiaque ; et se demandant ce dont il a manqué toute sa vie. Quelle est la différence entre un gars qui, dans les derniers moments conscients avant la mort arbore un sourire nostalgique comme s’il disait, “Mec, j’ai croqué la vie à pleines dents, j’en ai bien profité”, et cet homme qui se bat pour chaque dernier souffle dans l’espoir de revenir en arrière pour mettre fin à une histoire qui l’obsède ? »
Vous avez eu une carrière bien remplie, et êtes devenu une figure importante dans le mouvement pour les droits des homosexuels. Vous vous êtes adouci avec vos parents et vos enfants, et avez fait la paix avec votre ex-femme. Vous faisiez de longues promenades. Et vous avez continué à boire. Après une journée avec votre « laisse » autour du cou, avez-vous dit, vous deviez lâcher le chien.
« Si toute votre vie était à refaire », vous a demandé l’étude en 1981, « y aurait-il un problème pour lequel vous demanderiez de l’aide et, si oui, à qui vous adresseriez-vous ? » « J’en suis venu à croire que “l’aide” est dans l’ensemble inutile et destructive », avez-vous répondu. « Pouvez-vous imaginer Arlie Bock – que Dieu le garde – essayant de m’aider à résoudre mes problèmes ?… Ou Clark Heath ? Les pauvres hommes auraient pris leurs jambes à leur cou ! Les “métiers de l’aide” sont en général les petits soldats de la culture dominante, comme le clergé, et les psychiatres (à l’exception de Freud et Vaillant). »
Au même moment, le Dr Vaillant écrivait à votre propos : « Le débat continue dans mon esprit entre la possibilité qu’il soit l’exception capable de transgresser toutes les règles de santé mentale et de l’alcoolisme ou celle que son destin le rattrape et le détruise. Seul le temps le dira. » Le Dr Vaillant vous a vivement conseillé de vous rendre aux réunions des Alcooliques Anonymes. Vous êtes mort à 64 ans, en tombant dans les marches de votre immeuble. L’autopsie a trouvé un fort taux d’alcool dans votre sang.
Dans Adaptation to Life, où vous apparaissez sous le nom « Alan Poe », Vaillant admirait votre altruisme et votre côté exalté, et votre éloquence mais s’inquiétait que vous soyez « attiré par la mort, le suicide, et les bas-fonds. » Vous aviez écrit, rétorquant, « Le pronostic de mort est un pari pas vraiment risqué… Merde, je pourrais être mort d’ici à ce que vous receviez cette lettre. Si je le suis, publiez que… – particulièrement ces cinq dernières années – j’ai croqué la vie à pleine dents ! »
La belle vie peut-elle se résumer à un ensemble de règles ? Peut-on dire, au minimum, qui a une “belle vie” de manière générale ? Parfois, Vaillant revêt sa blouse blanche et expose ses découvertes “réelles”. (« En tant que méthode pour faire éclore la vérité », a-t-il écrit dans Adaptation to Life, « la méthode expérimentale est meilleure que l’intuition »). Plus régulièrement, il s’exprime d’un point de vue littéraire et philosophique. (Dans le même chapitre, il écrit, à propos des hommes de l’étude, « leurs vies sont trop humaines pour la science, trop belles pour les chiffres, trop tristes pour un diagnostic et trop immortelles pour des journaux. ») Dans l’une de mes premières conversations avec lui, il a comparé les dossiers de l’étude à des centaines de Frères Karamazov. Plus tard, après avoir tenté de répondre à plusieurs de ses “grandes questions”, je lui ai demandé – « Est-ce que les gens changent ? Qu’est-ce que l’étude nous apprend pour mener une vie heureuse ? » – il m’a dit, « Pourquoi tu ne me le dirais pas plutôt toi-même quand tu auras le temps de venir jusqu’à Boston et de lire une de ces nouvelles russes ? »
En effet, les vies elles-mêmes – dramatiques, pathétiques, inspirantes, fatigantes – résonnent sur une fréquence sur laquelle aucune base de données ne pourra jamais s’accorder. Les données physiques – les pages clairsemées issues des copies carbone ; l’encre des stylos plumes – ont une texture. On peut entendre les voix des hommes, pas seulement dans leurs réponses, mais aussi dans leurs silences, alors qu’ils remontent le temps à grandes foulées (les rapports sur la masturbation ayant laissé place aux rapports sur leurs enfants ; les plans de carrière ayant laissé place aux plans de retraite) et historique (ont-ils voté pour Dewey ou Truman ? ; « Que pensez-vous des étudiants protestataires, des personnes qui utilisent des drogues, des hippies, d’aujourd’hui, etc. ? »). Les secrets se révèlent. Un homme ne s’est pas avoué être gay avant d’atteindre ses 80 ans. Avec un tel niveau d’intimité et de profondeur, les vies deviennent dignes de Tolstoï ou Dostoïevski.
Le guide du labyrinthe
George Vaillant n’a pas seulement été le principal lecteur de ces nouvelles. Dans une large mesure, il en est aussi l’auteur. Il a encadré la plupart des questions ; il a conduit la majeure partie des entretiens, qui existent, non pas sous forme d’enregistrements ou de retranscriptions, mais seulement dans ses notes et interprétations. Pour expliquer cette étude, j’avais besoin de le comprendre, et de comprendre comment sa vie a façonné son travail (et inversement).
Les puissants mécanismes de défense, ai-je fini par apprendre, ne sont pas que de simples thématiques académiques pour Vaillant, qui a modelé sa vie comme de l’argile. Prenons l’histoire du suicide de son père et son propre plaisir, adolescent, à parcourir le livre de la 25e réunion des anciens élèves. Quand j’ai demandé à Vaillant si cette expérience avait été teintée de tristesse, il répondit, « C’était fascinant », et continua sur son émerveillement et son ébahissement devant les études longitudinales. S’il devait analyser son propre cas, Vaillant le qualifierait certainement de « réaction constituante » – qui consiste à répondre à une angoisse (la douleur à appréhender le départ violent d’un père) avec une tendance contraire (le plaisir d’observer des hommes, un peu comme lui, se développer au cours du temps).

La sœur de Vaillant, Joanna Settle, décrit la mort de leur père comme le point cardinal pour comprendre l’histoire de son frère. Henry Vaillant, le frère de George, acquiesce. « Dès lors », dit-il « c’est comme si George avait toujours voulu faire deux choses. Il voulait surpasser notre père, et il voulait également découvrir qui était notre père. »
En interprétant la Harvard Study dans le prisme des propres défenses de Vaillant, on peut se demander s’il n’a pas lui-même voulu faire les deux à la fois. Henry Vaillant dit que leur père était dépressif et buvait beaucoup au moment de son suicide ; après coup, dit-il, leur mère a propagé le “mythe héroïque” selon lequel leur père – ayant travaillé pour l’ambassade américaine en temps de guerre au Pérou et qui, au moment de sa mort, devait rejoindre le Bureau des renseignements de Guerre – était une victime de guerre, ayant craqué sous la pression. Cela aide-t-il à saisir le profond intérêt de Vaillant pour l’alcoolisme, et pour l’impact psychologique du combat ?
« Je me suis parfois demandé si une autre des raisons pour étudier ces vies », dit Henry Vaillant, « était d’apprendre comment vivre sa propre vie correctement. Comme si, en interrogeant toutes ces personnes brillantes, il choperait le truc. Et évidemment, sous bien des aspects, il l’a chopé. »
D’ailleurs, le travail de Vaillant est largement lu et cité ; il voyage autour du monde pour parler à des publics admiratifs (« le loisir des classes théoriques (theoried class) », comme il l’appelle) ; ses collègues et ses étudiants sont émerveillés par ses capacités d’empathie et relationnelles. « George voit le meilleur dans les gens », dit Martin Seligman, « et il tire le meilleur d’eux-mêmes ».
J’ai pu l’observer de mes yeux dans le travail de Vaillant avec H’Sien Hayward, une étudiante en deuxième année de doctorat de psychologie à Harvard dotée d’un fin esprit analytique et d’un grand cœur. Hayward est paraplégique et forcée d’utiliser une chaise roulante depuis un accident de voiture lors de sa seizième année. Elle étudie la « croissance post-traumatique », c’est-à-dire les surprenants changements bénéfiques dont nombre d’individus font l’expérience après une douleur ou une blessure. Elle a contacté Vaillant sans y croire vraiment – elle n’aurait jamais pensé qu’une personne aussi célèbre aurait eu le temps de lui donner des conseils. Elle a été ébahie, m’a-t-elle dit, de le voir insister pour parler de ses idées – et des douleurs et espoirs qui les ont fait naître. « Le seul moyen de le garder est de le donner » lui a-t-il dit, articulant et énonçant ainsi l’essence même de l’altruisme.
L’expérience, a dit Hayward, a été « métamorphosante ». Déçue par les jeux politiques ayant cours au sein de la recherche, elle m’a dit « [Quand j’ai commencé à travailler avec lui,] je me suis sentie comme un oisillon avec une aile cassée, il m’a fait remonter la pente, il m’a soignée et il m’a fait retomber amoureuse de la science du comportement – l’utilisation de la science pour comprendre les humains dans toute leur complexité. » Hayward en est venue à voir en Vaillant « la personnification du vieillissement sain – mentalement, émotionnellement, etc. Il est la personne que nous espérons tous devenir. »
Mais les amis proches et la famille de Vaillant racontent une histoire bien différente, celle d’un homme rongé par la distance et les dissensions dans ses relations. « George est quelqu’un qui garde les choses pour lui », selon le psychiatre James Barrett Jr., son plus vieil ami. « Je ne crois pas qu’il ait beaucoup de confidents. Je dirais de George qu’il fait partie des gens qui ont un problème avec l’intimité. »
Nulle part ailleurs Vaillant n’a été plus génial et plus clair que dans sa description de l’importance de l’intimité et de l’amour. Et nulle part ailleurs il ne s’est débattu aussi profondément que dans sa vie personnelle. Il a eu quatre enfants avec sa première femme, dont il a divorcé en 1970 après quinze années de mariage. Il s’est remarié rapidement, avec une jeune femme qu’il a rencontrée lorsqu’il était en Australie pour une conférence. Elle est venue aux États-Unis pour l’aider à élever ses enfants, dont un fils autiste. Ils ont également eu un enfant à eux. Pendant cette période, « il participait aux mondanités tout autour du monde et elle faisait tourner la baraque. » selon sa fille Anne.
Mais au début des années 1990, Vaillant a quitté sa deuxième femme pour une collègue de travail. Après cinq années tumultueuses, lui et sa troisième femme se sont finalement séparés et il est retourné (« la queue entre les jambes », selon son frère) avec sa seconde femme.
Ce drame à rallonge a suscité du ressentiment de tous les côtés – chez les femmes impliquées, pour des raisons évidentes, mais aussi parmi les enfants de Vaillant. « Il y avait une guerre civile dans la famille », dit Anne Vaillant, « et tout le monde a souffert ». Et, même si elle dit qu’il y a eu des épisodes de « détente », quatre des cinq enfants de Vaillant ne lui ont pas adressé la parole pendant de longues périodes. Vaillant compare sa famille à celle du Roi Lear, et il se décrit lui-même comme « un père déconnecté, narcissique ». Le royaume partage d’ailleurs bien plus qu’un simple ensemble de malheurs.
Le travail de Vaillant donne une troublante description de ses propres forces et faiblesses. « Si on regarde les choses sous un angle positif, » a-t-il écrit, « la réaction constituante nous permet de prendre soin de quelqu’un d’autre lorsque nous souhaitons que quelqu’un s’occupe de nous. » Mais lorsqu’il s’agit des relations intimes, continue-t-il, ce mécanisme de défense « mène rarement au bonheur de chacun. »
Pourtant, Vaillant semble ignorer complètement la manière dont ses propres mécanismes de défense s’appliquent à son cas – même s’il est conscient de ne pas en être conscient ; il m’a régulièrement dit qu’il ne serait pas une bonne source d’information sur sa propre vie, à cause de la distorsion que cela induit. Les données de Harvard illustrent parfaitement ce phénomène. En 1964, par exemple, 34 % des hommes de la Grant Study qui ont combattu pendant la Seconde Guerre mondiale ont rapporté avoir essuyé des tirs ennemis, et 25 % ont dit avoir tué un ennemi. En 1988, le premier chiffre atteint 40 % – et le deuxième chute à 14 %. « On le sait bien, » a conclu Vaillant, « avec le passage des années, les anciennes guerres deviennent plus aventureuses et moins dangereuses. »
Les distorsions peuvent très clairement servir de protection. Dans un test comprenant une série d’images, les personnes âgées ont tendance à retenir moins d’images inquiétantes (comme des serpents) et plus d’images agréables (comme des grandes roues) que les personnes plus jeunes. Structurant profondément le processus de vieillissement, cette tendance engendre un vieillissement plus doux, plus rond, mais néanmoins illusoire. Une femme brillante de la Stanford Terman Study avait suivi une classe préparatoire aux études médicales ; parvenue à ses 30 ans, un questionnaire d’orientation professionnelle a identifié la médecine comme étant le champ disciplinaire qui lui serait le plus approprié. Mais ses ambitions ont été écrasées par le sexisme et la Grande Dépression, et elle a terminé mère au foyer. Quand elle a eu 78 ans, l’équipe de l’étude lui a demandé comment elle avait géré le fossé entre son potentiel et ses accomplissements. « Je n’ai jamais su que j’avais un quelconque potentiel », a-t-elle répondu. A-t-elle jamais pensé à être docteur ? Jamais, a-t-elle dit.
À l’âge de 50 ans, un des hommes de la Grant Study a déclaré, « Dieu est mort, et l’homme est bien vivant et a un merveilleux futur devant lui. » Il avait arrêté d’aller à l’église, a-t-il dit, lorsqu’il est arrivé à Harvard. Mais, étudiant, il avait rapporté se rendre à la messe quatre fois par semaine. Lorsque Vaillant lui a fait parvenir cette anecdote – et quelques autres du même genre – pour lui demander son autorisation de les publier, l’homme lui a écrit, « George, vous avez dû envoyer ceci à la mauvaise personne. » « Il ne pouvait pas croire que la personne qu’il était à l’université pouvait effectivement être lui-même. Mûrir fait de nous tous des menteurs. »

Quand nous avons parlé de ses mariages, Vaillant m’a demandé de simplement dire qu’il était marié à sa femme depuis 40 ans, ce qui m’a évoqué une manière de concevoir les choses bien ancrée depuis longtemps plutôt qu’une supercherie calculée. D’ailleurs, Anne m’a rapporté que, quelques années plus tôt, son père avait regardé des photos de son mariage, et était tombé sur une photo de sa troisième femme. Il n’a pas bougé, perplexe, et a finalement demandé à Anne : « Qui est cette femme ? » « J’ai commencé à m’inquiéter d’un début d’Alzheimer », a dit Anne. « Mais, finalement, je ne crois pas qu’il s’agisse d’un truc biologique. Je pense que c’est de l’auto-protection. » C’est exactement ce que Vaillant nomme « refoulement », et il l’utilise depuis bien longtemps. « Quand j’étais plus jeune, il oubliait tout », dit Anne. « C’était presque comme si son cerveau avait été effacé. »
Vaillant a petit à petit transféré la gestion de l’étude à son collègue Robert Waldinger, un chercheur et psychanalyste. Comme ça a toujours été le cas, Waldinger a maintenu à flot ce bateau vieux de 72 ans en rendant hommage au modèle de santé dominant. Aujourd’hui, cela signifie faire passer des IRM aux hommes de la Grant Study et à ceux de la Glueck Study, faire des prélèvements ADN – et leur demander s’ils se portent volontaires pour donner leur cerveau à l’étude. (Parallèlement, de récentes études empiriques ont récemment redonné un peu d’éclat aux idées psychanalytiques, le projet regroupe donc toujours un ensemble d’approches différentes.)
Bien que Vaillant passe la moitié de l’année en Australie, le pays d’origine de sa femme, il est toujours profondément impliqué dans l’étude dont il est le co-directeur, et la dirige hors-les-murs y compris lorsqu’il est à Boston. Il est notamment en charge des coups de téléphone pour continuer à suivre les vies des hommes – et leurs morts. « J’essaye de joindre [nom effacé] », l’ai-je entendu dire au téléphone un jour où j’étais dans le bureau de l’étude. Il parlait fort, j’en ai déduit que le coup de fil était en direction de l’outre-mer. « Oh. Je vois. », a-t-il dit après une pause. « Est-ce que vous connaissez la cause ? »
Récemment, j’ai demandé à Vaillant ce qu’il se passait lorsque les hommes mourraient. « J’ai reçu un mail du fils d’un des hommes ce matin, » a-t-il dit, « qui m’informait que son père était décédé en janvier. Il aurait eu 89 ans. » Je lui ai demandé comment il l’avait vécu. Il a marqué une pause et a dit « La réponse à cette question n’est pas jolie. Quand quelqu’un meurt, je sais enfin ce qu’il est advenu de lui. Il est alors rangé dans un endroit spécifique sur l’ordinateur, son dossier est rempli correctement, et j’ai fait mon devoir. De temps en temps, il y a un genre de peine, un peu comme lorsqu’on perd quelqu’un, mais généralement mon ressenti est plutôt clinique. Je porte un regard plutôt froid sur la mort, du fait que mon père soit décédé soudainement et de manière inattendue. » Il a ajouté, « Je ne suis pas un modèle de développement adulte. »
La confession de Vaillant m’a rappelé une des poignantes leçons de son travail – observer un mécanisme de défense est plus facile que de le changer. Seules la patience et la tendresse peuvent éventuellement amener une personne à troquer une armure faite de fils barbelés pour un bouclier plus doux. C’est peut-être là, ai-je pensé, que réside le secret d’une vie heureuse – pas dans des règles à suivre, ou dans des problèmes à éviter, mais dans une remarquable humilité, et une honnête acceptation des peines et des promesses que la vie nous apporte. Dans ses efforts pour traduire cette pensée, George Vaillant est devenu, si ce n’est un modèle, assurément un guide expérimenté et éclairé. Grâce à son amour pour la science et ses conclusions, il retourne aux histoires et à leurs questions. Quand je lui ai demandé si un décès l’avait affecté, il a évoqué le cas n°47 – « Alan Poe » – un homme source d’inspiration et tragique à la fois, ayant laissé derrière lui beaucoup de leçons et de mystères, et qui a sérieusement croqué la vie à pleine dents.
Article initialement paru le 22 mars 2017 sur Le Comptoir
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