À l’occasion de la Journée internationale du bonheur ce 20 mars, Le Comptoir vous propose la traduction en deux parties d’un article intitulé « Q’est-ce qui nous rend heureux ? », initialement paru sur The Atlantic. Organisée à l’initiative de l’Onu depuis 2013, cette journée semble se résumer pour l’organisation pourtant bien officielle à des enfants souriants et à édicter, une fois n’est pas coutume, les principes du “développement durable”, qui vont, pour sûr, nous apporter le bonheur pour l’éternité. Plus sérieusement, pendant 72 ans, des chercheurs d’Harvard ont tenté de le définir en suivant 268 hommes admis à l’université à la fin des années 1930 à travers la guerre, leur carrière, leur(s) mariages et divorce(s), leurs parents, et leur vieillesse. Joshua Shenk, l’auteur de cet article, a eu accès aux archives de ce qui constitue l’une des plus complètes études longitudinales de l’histoire. Son contenu, autant littéraire que scientifique, offre une profonde plongée à l’intérieur de la condition humaine et dans l’esprit brillant et complexe du directeur de longue date de l’étude, George Vaillant.
Cas n°128
Est-ce que c’est ça la belle vie ? Vous êtes riche et vous vous êtes fait tout seul. Vous êtes octogénaire, et, jusqu’ici, vous avez à peine passé une seule journée à l’hôpital. Votre femme a eu un cancer mais elle s’en est remise et elle est toujours à vos côtés, comme elle l’a été depuis plus de 60 ans. Lorsqu’on vous demande de noter votre couple sur une échelle de 1 à 9, où 1 correspond à « parfaitement désastreux » et 9 « parfaitement heureux », vous entourez le chiffre le plus élevé. Vous avez deux enfants, et des petits-enfants. Une enquête vous a posé la question suivante : « Si toute votre vie était à refaire, y aurait-il un problème pour lequel vous demanderiez de l’aide et, si oui, à qui vous adresseriez-vous? » Vous avez répondu, « Je ne pense pas que je changerais quoi que ce soit. » Si seulement on pouvait prendre ce que vous avez fait, le réduire à un ensemble de règles, et l’appliquer systématiquement. Pas vrai ?

Cas n°47
Vous êtes littéralement mort ivre. Pas vraiment ce que l’étude avait à l’esprit.
L’automne dernier, j’ai passé près d’un mois dans la salle des dossiers de la Harvard Study of Adult Development, espérant y découvrir les secrets de la belle vie. Il s’agit de l’une des plus longues – et probablement l’une des plus exhaustives – études longitudinales jamais menées sur le bien-être mental et physique. Débutée en 1937 comme une étude sur les étudiants équilibrés et en bonne santé d’Harvard, elle a suivi ses sujets pendant plus de 70 ans.
L’étude la plus longue
Depuis leurs journées de discussions informelles à Cambridge jusqu’à leur service militaire pendant la Seconde Guerre mondiale, en passant par leurs mariages et divorces, ascensions et déclins professionnels – et maintenant en plein cœur de leur retraite – les hommes de la Harvard Study se sont régulièrement soumis à des examens médicaux, ont passé des tests psychologiques, retourné des questionnaires, et ont participé à des entretiens. Les dossiers contenant les données sont aussi épais que des dictionnaires encyclopédiques. Ils sont entreposés dans une rangée d’armoires fermées à clé au sein d’un ensemble de bureaux derrière Fenway Park à Boston, dans une salle de couleur unie avec une moquette beige et des lumières fluorescentes, jonchée des déchets de décennies d’enquête socio-scientifique : une pile d’énormes cahiers contenant des feuilles de calcul ; une machine à écrire des années 1970 ; un Macintosh PowerBook datant du début des années 1990. Les seules choses qui manquent sont les cartes perforées IBM utilisées pour analyser les données à l’époque.
Pendant 42 ans, le psychiatre George Vaillant a été le conservateur en chef de ces vies, l’enquêteur en chef de ces expériences, et l’analyste en chef de leurs leçons. Sa vie s’est tellement entremêlée avec l’étude – et l’étude est devenue une telle conception de son esprit – que l’une ne peut pas être comprise sans l’autre. Alors que Vaillant est proche de la retraite (il est aujourd’hui âgé de 74 ans), et que les survivants de l’étude approchent de la mort – à peine la moitié d’entre eux sont encore vivants et ont près de 90 ans –, c’est le moment idéal pour examiner les deux. J’ai ainsi eu la chance inouïe d’avoir accès aux dossiers des sujets, normalement réservés aux chercheurs.
Jeune homme, Vaillant est tombé amoureux de la méthode de recherche longitudinale, qui permet de suivre des échantillons relativement petits sur de longues périodes (comme dans les documentaires de Michael Apted Seven Up!). En 1961, Vaillant, alors psychiatre au Massachusetts Mental Health Center, s’étonne du cas de deux patients maniaco-dépressifs diagnostiqués 25 ans plus tôt schizophrènes incurables. Vaillant s’enquiert alors d’autres cas de rémission de schizophrénie et sort leurs dossiers médicaux. « Ces dossiers n’ont pas été constitués pour faire de la recherche », m’a récemment dit Vaillant, « mais il s’agissait d’information contemporaine, collectée en temps réel, sans les erreurs que tu obtiendrais avec la mémoire ou les distorsions que tu produis lorsque tu racontes une histoire a posteriori. » En 1967, après un travail de suivi de personnes présentant une addiction à l’héroïne, il découvre la Harvard Study et en reste coi. « Être capable d’étudier des vies avec autant de profondeur, sur autant de décennies », a-t-il dit, « c’était comme observer les étoiles avec le télescope du Mont Palomar », qui était alors le plus puissant au monde. Peu après avoir commencé à travailler avec le matériel, il en parlait à son psychanalyste. Lui montrant la clé qui ouvre les armoires de l’étude, Vaillant dit « J’ai la clé de Fort Knox. » [Fort Knox est la base militaire américaine où est entreposée la réserve d’or des États-Unis, NDLR]

L’impertinence définit l’étude depuis son commencement. Arlie Bock – un médecin pur et dur qui a grandi dans l’Iowa et a pris la tête des services médicaux de l’Université d’Harvard dans les années 1930 – a conçu le projet avec son mécène, le magnat de grands magasins W.T. Grant. En septembre 1938, Bock écrit que la recherche médicale est trop attentive aux personnes malades ; que diviser le corps en symptômes et maladies – et l’appréhender dans le prisme de centaines de micro-spécialités – ne pourra jamais nous permettre de savoir comment bien vivre. Son étude mettrait à contribution des étudiants qui « seraient capables de voler de leurs propres ailes », selon les termes de Bock, et elle « tâcherait d’analyser les facteur ayant permis de produire un jeune homme normal. » Il définit la normalité comme « cette combinaison de sentiments et facteurs physiologiques qui, au total, est communément associée à une existence réussie. »
Bock a constitué une équipe dont les spécialités couvraient la médecine, la physiologie, la psychiatrie, la psychologie et le travail social, et qui était conseillée par des figures telles que le psychiatre Adolf Meyer et le psychologue Henry Murray. Après avoir passé au peigne fin données de santé, dossiers universitaires et recommandations du doyen d’Harvard, ils choisirent 268 étudiants – provenant surtout des promotions 1942, 43 et 44 – et les mesurèrent sous tous les angles possibles et avec tous les outils scientifiques disponibles.
Des examens médicaux exhaustifs prirent note de l’activité des organes principaux, depuis le taux d’acide lactique après avoir passé cinq minutes sur un tapis de course, jusqu’à la taille de l’ourlet de la lèvre supérieure et la hauteur du scrotum. Grâce à un nouvel examen appelé l’électroencéphalographie, l’étude mesura l’activité électrique du cerveau, espérant ainsi déduire le caractère à partir des gribouillis produits. Lors des visites au domicile de l’étudiant, le travailleur social ne recueillait pas seulement l’histoire personnelle du garçon – à quel âge il avait arrêté de faire pipi au lit, comment il avait appris la sexualité – mais également l’historique médical et social détaillé des parents et de la famille élargie. Les jeunes hommes ont passé le test de Rorschach, soumis des échantillons d’écriture manuscrite, et parlé en profondeur avec des psychiatres. Ils se sont littéralement mis à nu afin que toutes les dimensions de leurs corps puissent être mesurées pour des analyses “anthropométriques”, qui constituent un genre de phrénologie du corps entier basée sur l’idée que des standards de caractère pourraient être déduits à partir des proportions corporelles.
À contre-courant de la tendance de la médecine à voir les choses de manière locale et spécialisée, Bock fit de grandes promesses. En 1942, il dit au Harvard Crimson que son étude sur les hommes brillants était destinée à soulager « la disharmonie du monde dans son ensemble. » Un des premiers documents de la Grant Study comparait ses perspectives aux accomplissements de Socrate, Galilée, et Pasteur. Mais, en réalité, les membres de l’équipe de recherche sont restés attachés à leurs disciplines respectives et aux problématiques limitées qui produisent in fine des articles de revues scientifiques. Les titres des articles parus pendant les premières années de l’étude incluent « Lien entre la forme physique, la pulsation cardiaque au repos et le pression sanguine chez les jeunes hommes » ; « Durée de la présentation des consignes dans certains tests à choix multiples » ; et « Notes sur l’usage des prénoms masculins ». Peut-être l’utilité de l’étude des premiers jours se mesurait-elle à sa propension à offrir des méthodes destinées à l’armée pour la sélection des officiers de la Seconde Guerre mondiale.
La plupart des études longitudinales s’achèvent avant même d’avoir pu commencer, parce que les investisseurs attendent des résultats rapidement. W.T. Grant n’a pas échappé à la règle. Il a tenu pendant une décennie environ – autorisant l’équipe à envoyer des questionnaires annuels détaillés aux hommes, à tenir régulièrement des conférences présentant les cas, et à publier un foisonnement d’articles et quelques livres – avant d’arrêter d’envoyer des chèques. À la fin des années 1940, la fondation Rockefeller fut prise d’intérêt et finança une chercheuse en anthropologie du nom de Margaret Lantis, qui rendit visite à chaque homme qu’elle pût retrouver (c’est-à-dire tous, ou presque). Mais au milieu des années 1950, l’étude était sous perfusion. L’équipe, dont Clark Heath, qui avait géré l’étude pour Bock, se dispersa, et le projet fut confié aux soins d’un seul psychologue des services de santé d’Harvard, Charles McArthur. Il la maintint – réduisant le rythme des enquêtes à une fois tous les deux ans – notamment en posant des questions sur les habitudes liées à la consommation de tabac et sur les préférences en termes de marque de cigarette, une concession au nouveau mécène de l’étude, Philip Morris. Un questionnaire demandait alors, « Si vous n’avez jamais fumé, pourquoi ? »
Galilée se serait retourné dans sa tombe.
« Ils étaient normaux lorsque je les ai choisis »
Mais, comme Vaillant le fait remarquer, les études longitudinales, comme le vin, s’améliorent avec l’âge. Et, alors que les hommes de la Grant Study entraient dans l’âge mur – ils atteignirent leur quarantième année à l’orée des années 1960 – nombre d’entre eux avaient accompli de formidables exploits. Quatre des membres de l’échantillon avaient été candidats au Sénat américain. Un autre avait travaillé dans un cabinet présidentiel, et un a été président. Un a été un nouvelliste à succès (mais pas, comme l’a révélé Vaillant, Norman Mailer, de la promotion 1943). Mais dans les tréfonds des succès étincelants se trouvent des vérités moins reluisantes. Dès 1948, vingt membres du groupe connaissaient déjà de sévères difficultés psychiatriques. À 50 ans, presque un tiers des hommes avait présenté, à un moment ou à un autre, les signes définis par Vaillant pour qualifier la maladie mentale. Sous les blousons en tweed des élites d’Harvard battaient des cœurs tourmentés. Arlie Bock ne comprit pas. « Ils étaient normaux lorsque je les ai choisis », dit-il à Vaillant dans les années 1960. « Ce doit être les psychiatres qui les ont bousillé. »

Cas n°141
Que vous est-il arrivé ?
Vous avez grandi dans un genre de conte de fées, dans une maison de grande ville avec 11 pièces et trois baignoires. Votre père pratiquait la médecine et a fait beaucoup d’argent. Quand vous étiez étudiant, vous l’avez décrit comme étant réfléchi, drôle et patient. « De temps en temps ses enfants le font sortir de ses gonds », écriviez-vous, « mais il ne s’est jamais mis en colère sans une bonne raison. » Votre mère peignait et contribuait à de célèbres comités. Vous l’avez qualifiée d’ « artistique » et comme étant dotée d’esprit civique.
Enfant, vous avez pratiqué tous les sports, étiez bon avec vos deux sœurs, et aimiez l’église. Vous et quelques autres garçons de l’école du dimanche – vous vous retrouviez dans votre maison – avaient pour habitude d’étudier les familles du voisinage, en choisissant une chaque année pour vous présenter avec des paniers de Noël. Quand la femme de l’éboueur a découvert que vous aviez la polio, elle a pleuré. Mais vous vous êtes totalement rétabli, c’était votre truc. « Je n’ai découvert aucun problème important », conclut le travailleur social après avoir vu votre famille. « La maisonnée respire le bonheur et l’harmonie. »
À Harvard, vous avez continué à briller. « Probablement plus que n’importe quel autre garçon ayant participé à la Grant Study », nota l’équipe à votre propos, « ce participant a les qualités d’une personnalité supérieure : stabilité, intelligence, bon jugement, santé, grandes ambitions et idéaux. » Ils étaient sur un nuage. Ils vous ont décrit comme particulièrement prompt à vous accomplir « tant au niveau externe qu’interne. » Et vous paraissiez être en bonne voie. Après un passage dans l’armée de l’air – « c’était comme un jeu », avez-vous dit – vous avez étudié pour travailler dans le milieu de l’aide. « C’est quelque chose qui nous a été donné et nous avons l’opportunité et le privilège d’utiliser ce précieux cadeau du mieux possible. »
Et ensuite que s’est-il passé ? Vous vous êtes marié et avez accepté une mutation à l’étranger. Vous avez commencé à fumer et à boire. En 1951 – vous aviez alors 31 ans – vous écriviez, « Je crois que ce qui ressort le plus de mon propre portrait mental est une prise de conscience de mes propres peurs. Dans ma jeunesse, je me vantais de n’en avoir aucune. C’était probablement parce qu’elles étaient enterrées trop profondément et je ne voulais pas les voir, j’avais peur d’y faire face. » Au milieu de votre trentaine, vous avez carrément disparu de la circulation. Vous avez arrêté de retourner les questionnaires. « S’il vous plait, je vous en prie… donnez-nous de vos nouvelles », vous écrivait le docteur Vaillant en 1967. Vous avez écrit, disant que vous viendriez à Cambridge, et que vous retourneriez le dernier questionnaire, mais la dernière fois que l’étude a entendu parler de vous, vous aviez succombé à une soudaine maladie.
Le docteur Vaillant a localisé votre thérapeute. Vous sembliez incapable de grandir, a-t-il dit. Vous avez eu une aventure avec une fille qu’il considérait psychotique. Vous sembliez de plus en plus négligé. Vous en étiez arrivé à considérer votre père comme étouffant et distant et votre mère comme étant autoritaire. Elle vous faisait vous sentir comme le vilain petit canard de votre illustre famille. Vos parents ont fini par se séparer.
Avant de mourir, vous « n’arriviez pas à vous caser », a dit l’un de vos amis au docteur Vaillant. Vous « vagabondiez en quelque sorte », parfois en offrant des thérapies de groupe spécifiques, souvent en participant à des manifestations pour la paix. Vous vous êtes naturellement évadé à l’intérieur de la poésie grecque et latine. Vous avez vécu sur une péniche. Vous fumiez de l’herbe. Mais vous aviez toujours un génial sens de l’humour. « Une des personnes les plus surprenantes et charmantes que j’aie jamais rencontrées de ma vie », a dit votre ami. Votre nécrologie vous décrivait comme un grand homme – un héros de guerre, combattant pour la paix, passionné de baseball.

Dans tous les écrits de Vaillant, – et, en conséquence, dans cet article également – les hommes de la Grant Study sont restés anonymes (même les numéros des sujets ont été changés). Une poignée d’entre eux se sont publiquement identifiés – y compris Ben Bradlee, le rédacteur en chef de longue date du Washington Post, qui a introduit ses mémoires, A Good Life, par sa première visite dans le bureau de l’étude. John F. Kennedy était aussi un des hommes de la Grant Study, quoique son dossier ait été retiré du bureau de l’étude il y a longtemps et sera scellé jusqu’en 2040. Ironiquement, c’est la note mentionnant ce scellé dans les archives qui m’a permis de confirmer la participation de JFK, ce qui n’avait pas été publiquement reconnu jusqu’à maintenant.
Bien sûr, Kennedy – l’héritier du privilège de l’ambition impitoyable ; le coureur de jupons de “Camelot” [« il y aura d’autres grands présidents américains mais il n’y aura jamais plus de Camelot » a dit un jour Jackie Kennedy à un journaliste de Life en références aux années Kennedy à la Maison Blanche, NDLR] ; le parangon de l’intelligence désinvolte et de la vigueur physique qui, en coulisses, souffrait d’une maladie incapacitante – ne représente la “norme” pour personne. Et c’est bien là que le bât blesse. L’étude a démarré avec l’idée d’observer des vies sous un microscope. Mais les vies étaient trop grosses, trop bizarres, trop emplies de subtilités et de contradictions pour rentrer dans les conceptions admises d’une “existence réussie”. Arlie Bock était parti pour faire des conclusions binaires – une série de oui et non, une liste de choses à faire et à éviter. Mais les enseignements qui feront date seront paradoxaux, pas uniquement en ce qui concerne la substantifique moelle des vies humaines (les triomphes les plus enthousiasmants seront souvent mis à l’épreuve) mais aussi relativement à la méthode : s’il devait être réitéré, ce projet scientifique taillé au cordeau aurait besoin de l’influence agglomérante de la narration.
Le narrateur
En George Vaillant, la Grant Study a trouvé son narrateur, et dans la Grant Study, Vaillant a trouvé une collection de données, et une série de textes, adaptée à ses dons singuliers. Homme de grande taille à la voix rauque, aux cheveux gris acier et aux yeux qui peuvent irradier d’immense joie et de profonde tristesse, Vaillant mélange souverainement l’élégance de ses illustres ancêtres, le franc-parler sensible de ses collègues psychiatres, et l’étourderie des génies (un collègue se rappelle un jour des années 1980 où Vaillant est arrivé au bureau en chaussons).
Comme beaucoup des hommes qu’il a fini par étudier, les dons et les talents de Vaillant ont été façonnés par ses besoins et ses douleurs. Né en 1934, Vaillant a grandi dans ce qu’il m’a décrit comme des « circonstances bénies » – vivant « pendant la Grande Dépression avec une nounou, une servante, et une cuisinière, mais sans personne qui aurait eu tellement d’argent que vous le regarderiez avec horreur en lisant les nouvelles » alors que le cours de la bourse s’effondrait. Ses parents avaient vécu une histoire d’amour digne d’un conte de fées. Ils s’étaient rencontrés à Mexico, où elle était la fille d’un célèbre banquier américain expatrié et où il était un archéologue surdoué travaillant sur des fouilles aztèques pré-colombiennes. Quand George a eu deux ans, dit-il, son père « a arrêté d’être Indiana Jones et est devenu un costard-cravate », d’abord comme conservateur du musée américain d’Histoire naturelle de New-York et puis comme directeur du musée de l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie. Il était un homme accompli qui, selon son fils, ne laissait que peu de de prise au doute ou à la déprime. Mais un dimanche après-midi de 1945, à la maison, à Devon en Pennsylvanie, George Clapp Vaillant, alors âgé de 44 ans, s’est rendu dans le jardin après une sieste. Sa femme l’a trouvé près de la piscine, un revolver près de lui et une blessure mortelle lui traversant la bouche. Son fils aîné et homonyme, le dernier à avoir vu son père vivant, avait dix ans.
Instantanément, une chape de plomb a recouvert la tragédie. « Dans un style très “blanc protestant”, » dit Vaillant, « on s’en est occupé sur le mode “mettons ça en ordre aussi vite que possible”. » Sa mère, Suzannah Beck Vaillant, a pris les enfants et les a emmenés en Arizona. « On n’a jamais plus revu la maison », a dit Henry Vaillant, le jeune frère de George. « On n’a pas assisté à la cérémonie commémorative. C’était un genre de coupure nette et totale. »
« De la même manière que coaguler peut nous empêcher de saigner à mort – ou boucher une artère coronaire et mener à une crise cardiaque – nos défenses peuvent nous sauver ou nous détruire. »
Quelques années plus tard, le livre de la 25e réunion des anciens élèves de leur père, relié avec un tissu rouge, est arrivé de l’université d’Harvard par voie postale. George a passé des jours entiers avec, émerveillé par les photographies et les mots qui brossaient sur quelques paragraphes l’évolution des étudiants en adultes âgés de 47 ans. La graine qui l’intéresserait dans les études longitudinales avait été plantée ; elle germera des décennies plus tard durant l’internat de Vaillant en psychiatrie et trouvera son ultime accomplissement dans les données qu’il découvrira à Harvard. C’était en 1967, et les hommes de la Grant Study commençaient tout juste à retourner les questionnaires pour leur 25e réunion d’anciens élèves. Vaillant avait alors 33 ans. Il passerait le reste de sa carrière – et s’attend à passer le reste de sa vie – à suivre ces hommes.
L’étendue de sa formation et la complexité de son propre caractère se révèleront cruciaux pour ses recherches. Après l’université d’Harvard (où il a écrit pour le Lampoon, un magazine humoristique, et étudié l’histoire et la littérature), l’école de médecine d’Harvard et un internat au centre de santé mentale du Massachusetts, Vaillant a étudié à l’institut de psychanalyse de Boston, qu’il appelle le « temple » des idées de Freud. Il y a appris l’orthodoxie freudienne, qui inclut une approche littéraire de la vie humaine, s’appuyant sur la théorie pour déchiffrer en profondeur les cas individuels. Mais il a aussi de l’expérience dans la rigoureuse science expérimentale conduite à partir de données empiriques, puisqu’il a bénéficié d’une bourse d’étude de deux ans dans un laboratoire skinnerien, où il a mesuré les neurotransmetteurs chez les pigeons et les singes. Il y a appris à utiliser « l’enregistreur de comportements cumulatifs » (« cumulative behavioral recorder ») du comportementaliste B.F. Skinner, qui décompose les comportements en minutes, heures et jours sur un graphique, qui peuvent alors être examinés lors d’une seule séance.
Les présomptions de la psychanalyse sont tragiques ; Freud a renvoyé l’idée même de « normalité » à « une fiction idéale » et a fait remarquer par une phrase célèbre qu’il espérait transformer la « souffrance hystérique en tristesse courante. » La science sociale moderne, par contraste, a tendance à se figurer avec un optimisme impétueux que les secrets de la vie peuvent être dévoilés. Vaillant est un optimiste qui baigne dans la tragédie, pas seulement à cause de son expérience personnelle, mais aussi par ses goûts. Au-dessus de son bureau est accrochée une lettre de ses internes en médecine à destination de leurs successeurs, leur conseillant de se préparer aux « références littéraires obscures » de Vaillant en lisant La Ménagerie de verre de Tennessee Williams, Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller, et Une maison de poupée d’Henrik Ibsen. Vaillant adore également Dostoïevski et Tolstoi, ainsi que les bandes dessinées à l’humour noir de Charles Addams, comme celle où des choristes de Noël chantent gaiement devant la porte de la famille Addams alors que Morticia, Lurch et Gomez sont sur le toit, prêts à faire basculer un seau d’huile brûlante sur leurs têtes. Quand ses enfants étaient petits, Vaillant leur lisait un poème à propos d’une tribu d’ours insouciants, qui vivaient paisiblement avant qu’une tribu d’ours méchants et plus intelligents arrivent et les réduisent en esclavage. « Je pleurais quand il la racontait », se souvient sa fille Anne Vaillant. « Papa pensait que c’était drôle, et je pense que ça l’aidait, en quelque sorte, que j’ai de telles émotions à propos de cette histoire. C’était sa manière de dire “La vie est ainsi faite”. »

Même s’il prend plaisir à faire des trous dans l’idéalisme naïf, Vaillant dit que son tempérament optimiste se résume le mieux dans l’histoire d’un père qui le jour de Noël met dans la chaussette d’un de ses fils une fine montre en or, et dans celle de son autre fils un tas de crottin de cheval. Le matin suivant, le premier garçon va voir son père et lui dit d’un air sombre, « Papa, je ne sais pas que ce que je vais faire de cette montre. C’est tellement fragile. Ça pourrait casser. » L’autre garçon accourt et dit, « Papa ! Papa ! Le père Noël m’a donné un poney, si seulement je pouvais le trouver ! »
Modeler, distordre : se protéger, se défendre
Cette histoire illustre très exactement le cœur de la Grant Study tel que Vaillant le conçoit. Sa grande question n’est pas de savoir si ces hommes ont traversé beaucoup ou peu de difficultés, mais plutôt de savoir précisément comment – et dans quelle mesure – ils ont réagi face à ces difficultés. Sa principale grille d’interprétation se situe dans la métaphore psychanalytique des « mécanismes de défense », c’est-à-dire dans les réponses inconscientes à la peine, au conflit et à l’incertitude. Formalisés par Anna Freud sur la base du travail de son père, les mécanismes de défense (aussi appelés « adaptations ») sont des pensées et comportements inconscients qui, pourrait-on dire, modèlent ou distordent – selon qu’on les approuve ou désapprouvent – la réalité d’une personne.
Vaillant décrit les mécanismes de défense comme étant l’équivalent des processus biologiques de base. Quand on se coupe, par exemple, notre sang coagule – une réponse rapide et involontaire qui maintient l’homéostasie. De la même façon, quand on rencontre une épreuve, qu’elle soit grande ou petite – la mort de sa mère ou un lacet cassé – nos protections nous permettent de traverser le déferlement émotionnel qu’elle entraîne. De la même manière que coaguler peut nous empêcher de saigner à mort – ou boucher une artère coronaire et mener à une crise cardiaque – nos défenses peuvent nous sauver ou nous détruire. La taxinomie de Vaillant classe les mécanismes de défense des pires aux meilleurs, selon quatre catégories.
En bas de la liste se situent les mécanismes de défense néfastes, ou “psychotiques”, – comme la paranoïa, l’hallucination, ou la mégalomanie – qui, bien qu’ils puissent servir à rendre la réalité tolérable pour la personne qui les emploie, paraissent dingues pour n’importe qui d’autre. Juste au-dessus, on trouve les défenses “immatures”, qui comprennent jouer à faire l’abruti, le comportement passif-agressif, l’hypocondrie, la projection et l’affabulation. Celles-ci ne sont pas aussi isolantes que les défenses psychotiques, mais elles entravent les relations personnelles. Les mécanismes de défense “névrotiques” sont communs chez les gens “normaux”. Ils comprennent l’intellectualisation (transformer les choses essentielles de la vie en objets de pensée rationnels) ; la dissociation (la suppression de sentiments intense, et souvent brève) ; et le refoulement qui, selon Vaillant, peut mêler « naïveté apparemment inexplicable, trous de mémoire, ou défaut de reconnaissance des données indiquées par l’un des sens. » Enfin, les défenses saines, ou “matures”, comprennent l’altruisme, l’humour, l’anticipation (prévoir et organiser les embarras futurs), la suppression (la décision consciente de retarder l’attention portée à un emportement ou à un conflit, dont on s’occupera en temps voulu), et la sublimation (trouver des débouchés aux émotions, comme transférer l’agression dans la pratique sportive, ou le désir sexuel dans la séduction).

Contrairement à Anna Freud, qui localise les origines des mécanismes de défense dans les conflits sexuels de l’enfant, Vaillant considère qu’ils découlent organiquement de la douleur de l’expérience et de son interprétation, qui varie tout au long de la vie. Prenons sa comparaison entre deux hommes de la Grant Study, qu’il a nommé « David Goodhart » et « Carlton Tarrytown » dans son premier livre sur l’étude, Adaptation to life, publié en 1977. Les deux hommes se sont construits dans des univers angoissants et solitaires. Goodhart a grandi dans une famille d’ouvriers, avait un père intolérant et alcoolique, et une mère qu’il décrit comme « très nerveuse, irritable, anxieuse, et inquiète. » Tarrytown est issu d’une famille plus riche, et a grandi dans une banlieue chic, mais il avait aussi un père alcoolique, et sa mère était si dépressive qu’il avait peur qu’elle se suicide. Goodhart a fini par devenir une personnage public, connu nationalement, militant pour la défense des droits civiques – un maitre, affirme Vaillant, du mécanisme de défense « mature » par la sublimation et l’altruisme. Un peu avant son cinquantième anniversaire, les membres de l’équipe classèrent Goodhart dans le top cinq de la Grant Study en termes d’ajustement psychologique. Tarrytown, au même moment, était dans les cinq derniers. Médecin ayant lâché son cabinet pour devenir fonctionnaire, trois fois divorcé et anesthésiant sa douleur avec de l’alcool et des sédatifs, Tarrytown était, selon Vaillant, un utilisateur de la dissociation et de la projection – respectivement des mécanismes de défense “névrotique” et “immature”. Après une rechute dans l’abus de drogues, Tarrytown s’est suicidé à 53 ans. Goodhart a vécu jusqu’à 70 ans. Bien que Vaillant dise que le « maitre de l’élégance » était devenu à la cinquantaine un brigadier-général impassible et corpulent, Goodhart est toujours célébré comme un héros des droits civils.
La majeure partie de la psychologie est absorbée par la caractérisation d’un Éden de la santé qui serait radicalement opposé aux limbes de la maladie. La « phobie sociale » se distingue de la timidité. La dépression s’explique par des erreurs cognitives. Au contraire, le travail de Vaillant développe une discussion rafraichissante sur la santé et la maladie comme étant des anomalies météorologiques intervenant dans un seul et même espace. « La plupart de ce qui est étiqueté comme relevant de la maladie mentale », écrit Vaillant, « reflète simplement un déploiement “peu judicieux” de nos mécanismes de défense. Si nous utilisons correctement nos protections, on est considéré en bonne santé mentale, respectueux, marrant, créatif et altruiste. Si on les utilise mal, le psychiatre nous diagnostique comme étant malade, nos voisins nous considèrent comme étant désagréable, et la société nous estampille comme étant immoral. »

Cette manière de voir les choses est modelée par une vision sur le temps long. Alors que les cliniciens se concentrent sur le traitement d’un problème à un moment donné, Vaillant fonctionne plutôt comme un biographe, cherchant à donner du sens à une vie dans son ensemble – ou, pour aller encore plus loin, à la manière d’un anthropologue ou d’un naturaliste qui chercherait à saisir une ère. La bonne nouvelle, argumente-t-il, c’est que les maladies – et les individus – ont une “histoire naturelle”. Après tout, beaucoup des défenses “psychotiques” sont communes chez les tout-petits, de même que les défenses “immatures” sont essentielles pendant l’enfance, et s’estompent souvent à la maturité. Adolescents, les hommes de la Grant Study utilisaient deux fois plus de mécanismes de défense immatures qu’ils n’en utilisaient de matures, tandis que dans la fleur de l’âge, ils utilisaient quatre fois plus de protections matures – et ce progrès a continué avec l’âge. Vaillant a noté que de 50 à 75 ans, l’altruisme et l’humour sont devenus plus courants alors que les défenses immatures se sont raréfiées.
Cela signifie qu’une appréciation à un moment précis de la vie peut être trompeuse. Un homme qui, à 20 ans, apparaît comme un modèle d’altruisme peut s’avérer être un prodigue émotionnel – ou bien il peut très bien être en train d’esquiver cet engagement avec la réalité vers lequel ses pairs se dirigent et contre lequel ils se prémunissent à la fois. Et, à l’autre extrême, un homme qui, à 20 ans, apparaît définitivement détruit pourra se révéler porter en germe une maturité à venir.
Tel était le cas, explique Vaillant, du “Dr Godfrey Minot Camille”, un jeune homme poétique et troublé qui a passé tellement de temps à l’infirmerie d’Harvard pour se plaindre de vagues symptômes qu’un médecin universitaire a déclaré un jour « Ce garçon est en train de devenir un véritable psycho-névrosé. » Il a grandi dans un environnement froid – il mangeait ses repas tout seul jusqu’à ses six ans – et parlait de son désespoir avec une clarté déchirante. Un membre de l’équipe d’étude lui a conseillé : « Quand vous êtes au bout de la corde, faites un nœud et tenez bon. » Il a répondu : « Le nœud a déjà été serré autrefois, et j’y suis fortement accroché depuis bien longtemps. » Après avoir été diplômé de l’école de médecine, il a tenté de se suicider.
Avec l’aide de la psychothérapie et le passage du temps, son hypocondrie s’est atténuée et il a commencé à développer un “déplacement”, une stratégie qui consiste à transférer ses préoccupations douloureuses sur un terrain plus neutre. Quand sa sœur est morte, il a envoyé son rapport d’autopsie au bureau de la Grant Study, avec une note détachée disant qu’il pensait que ce serait un « élément nouveau ». Il a rapporté un autre décès familial de cette manière : « J’ai reçu un héritage de ma mère ».
Pour Camille, une telle neutralité paraissait annoncer un progrès. À 35 ans, il a passé 14 mois dans un hôpital pour une infection et a vécu ce qu’il a décrit comme un réveil spirituel. « Quelqu’un avec un “Q” majuscule a pris soin de moi », a-t-il écrit. Après cela, il s’est épanoui comme psychiatre, canalisant ses propres besoins dans le déploiement d’un service. Il a dit apprécier « l’intimité lointaine » de la psychothérapie – et aimer être payé pour ça. Enfant, il rêvait de devenir ministre ou docteur. « À 40 ans, enfin, le rêve est devenu réalité », a écrit Vaillant.
Dans son livre publié en 2002, Aging Well, Vaillant est revenu sur l’histoire de cet homme, en l’appelant cette fois « Ted Merton » […] Dans plusieurs portraits du livre, Vaillant présente Merton comme un exemple qui montre à quel point les défenses matures sont le résultat d’une alchimie, une manière de transformer le mauvais des crises existentielles, la peine et le manque, en ce qu’il y a de meilleur en termes de connexion humaine, d’accomplissement et de créativité. « De tels mécanismes sont analogues à la grâce involontaire par laquelle une huitre, qui doit vivre avec un grain de sable agaçant, crée une perle », écrit-il. « Confrontés à des nuisances, les humains développent également des comportements inconscients mais souvent créatifs. »

La « créativité » n’est cependant pas toujours synonyme de sérénité. À 55 et 60 ans, Merton a subi de sévères dépressions. Il a été hospitalisé la première fois. La deuxième a coïncidé avec son second divorce, et « il a non seulement perdu sa femme, ses économies, et son boulot mais aussi son réseau professionnel. » Ouvrir la brèche peut donner un sens plus profond à la vie, mais aussi rendre les blessures plus profondes.
L’Éden, c’est les autres
Cas n°158
Garçon séduisant, avenant, provenant de la classe ouvrière, l’équipe de l’étude se souvient de vous comme étant heureux, stable, et sociable. « Mon impression générale est que ce garçon sera normal et équilibré – plutôt dynamique et positif », avait rapporté le psychiatre.
Àla fin de votre parcours universitaire, vous aviez acquis un niveau d’études supérieur et avez commencé à grimper les échelons dans votre profession. Vous vous êtes marié avec une fille formidable, et vous jouiez du piano tous les deux pour vous amuser. Vous avez eu cinq enfants ensemble.
Interrogé sur votre travail dans l’enseignement, vous répondiez, « Ce que je fais n’est pas du travail ; c’est sympa. Je sais à quoi ressemble le vrai travail. » Lorsqu’à vos 25 ans on vous a demandé si vous aviez « des problèmes personnels ou des conflits émotionnels (y compris sexuels), vous avez répondu, « Non… Comme Platon ou certains de vos psychiatres diraient, je surfe seulement sur la vague du présent. » Dans vos dossiers, vous donnez l’impression d’être intelligent, sensible, et travailleur. « Cet homme a toujours eu un visage agréable tourné vers le monde », a noté le Dr Heath après vous avoir reçu en 1949. À partir de votre questionnaire de cette année-là, « un indice… » lui a fait dire que « tout n’avait pas été si satisfaisant » dans votre travail. Mais vous ne vous en êtes pas plaint. Après vous avoir interrogé lors de la 25e réunion, le Dr Vaillant vous a décrit comme un « solide gaillard ».

Deux ans plus tard, à 49 ans, vous dirigiez une institution de premier plan. Les tensions se sont immédiatement faites sentir. Lorsqu’on vous a demandé une rapide description de votre emploi, vous écrivez : « RESPONSABLE (BLÂMÉ) POUR TOUT. » Vous ajoutez, « Quoi que je fasse… Ça ne va jamais… On est juste des canards dans un stand de tir. N’importe quel canard ferait l’affaire. » En plus de vos problèmes au travail, votre mère fait un infarctus, et votre femme développe un cancer. Trois ans après avoir commencé ce travail, vous en démissionnez avant de pouvoir être viré. Vous avez alors 52 ans, et vous n’avez jamais plus travaillé après ça. (Vous vous êtes maintenu à flot financièrement grâce à des actions dans une entreprise pour laquelle vous aviez travaillé, et grâce à une retraite.)
Sept ans plus tard, le Dr Vaillant discutait avec vous : « Il continue à être obsédé… par sa démission », écrivait-il. Quatre ans plus tard, vous remettiez encore le sujet sur le tapis « d’une manière obsessionnelle. » Quatre ans plus tard, toujours la même chose : « C’est comme si le temps s’était arrêté » lorsque vous avez démissionné. « Parfois, je me demandais s’il y avait bien de la lumière à tous les étages », a écrit le Dr Vaillant. Votre première femme est morte, et vous traitiez votre seconde femme « comme une vieille baderne », note-t-il.
Mais vous vous disiez heureux. À vos 74 ans, un questionnaire vous demande : « Vous êtes-vous déjà senti tellement au fond du seau que rien n’aurait pu vous faire remonter la pente ? » et donnait les options « Tout le temps, quelques fois, à aucun moment ». Vous entourez « À aucun moment ». « Vous êtes-vous senti calme et serein ? » Vous entourez « Tout le temps ». Deux ans plus tard, l’étude demande : « Beaucoup de gens espèrent devenir plus sages en vieillissant. Pourriez-vous donner un exemple de sagesse acquise et comment vous l’avez obtenu ? » Vous répondez, « [Après avoir eu la polio et la diphtérie pendant mon enfance], je n’ai jamais abandonné l’espoir que je pourrais de nouveau disputer des compétitions sportives. Ne jamais s’attendre à perdre. Ne pas pleurer si ça arrive. »
Qu’est-ce qui permet aux gens de travailler et d’aimer encore lorsqu’ils vieillissent ? Au moment où les hommes de la Grant Study partaient à la retraite, Vaillant, qui les avait déjà suivis pendant un quart de siècle, identifie sept facteurs majeurs qui permettent de prédire un vieillissement sain, autant physiquement que psychologiquement.
Utiliser des mécanismes de défense matures en est un. Les autres sont : avoir reçu une bonne éducation, avoir un couple stable, ne pas fumer, ne pas abuser de l’alcool, faire un peu d’exercice, et avoir un poids raisonnable. Sur les 106 hommes d’Harvard qui remplissaient six de ces critères à l’âge de 50 ans, la moitié atteignit 80 ans « bien-heureux », selon les termes de Vaillant, et seulement 7,5 pour cent en fit de même mais « triste-malade ». Même s’ils étaient en forme physiquement à 50 ans, les hommes qui présentaient trois ou moins de ces facteurs protecteurs avaient trois fois plus de chances d’être morts à 80 ans que ceux qui présentaient quatre critères ou plus.
« C’est l’aptitude sociale, non les capacités intellectuelles ou la classe sociale des parents, qui permettent de vieillir correctement. »
Quels facteurs n’ont pas d’importance ? Vaillant a fait des découvertes surprenantes. Le niveau de cholestérol à 50 ans n’a rien à voir avec l’état de santé à un âge plus avancé. Alors que l’aisance sociale est fortement corrélée avec un bon ajustement psycho-social à l’université et pendant le début de l’âge adulte, sa portée diminue avec le temps. L’importance du tempérament pendant l’enfance diminue également avec le temps : les enfants timides et anxieux ont tendance à se débrouiller moyennement bien au début de l’âge adulte, mais autour de 70 ans, sont au moins aussi “bien-heureux” que ceux qui étaient des enfants sociables. Vaillant résume : « Si vous suivez les vies suffisamment longtemps, les facteurs risquant de chambouler l’équilibre pour mener une vie saine changent. Il y a un âge pour surveiller son cholestérol et un âge pour l’ignorer. »

L’étude a produit d’autres subtiles surprises. Faire régulièrement de l’exercice à l’université permet de mieux prédire quelle sera votre santé mentale en fin de vie que votre forme physique elle-même. Et la dépression s’avère être un formidable aspirateur de forme physique : sur l’ensemble des hommes diagnostiqués avec une dépression à l’âge de 50 ans, plus de 70 % étaient morts ou malades chroniques à 63 ans. Plus largement, les pessimistes paraissent souffrir plus physiquement que les optimistes, peut-être parce qu’ils sont moins susceptibles d’être en contact avec les autres ou de prendre soin d’eux.
Plus de 80 % des hommes de la Grant Study ont combattu pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui a permis à Vaillant d’étudier l’effet de la guerre. Les hommes ayant survécu aux lourds combats ont développé plus de maladies physiques chroniques et sont morts plus tôt que ceux qui n’ont pas ou peu participé au combat, a-t-il découvert. Et la « sévérité du trauma est le meilleur indicateur pour savoir qui est susceptible de développer des troubles liés aux stresses post-traumatiques. » (Cela peut paraître évident, mais ça remet en question l’assertion selon laquelle les troubles liés aux stresses post-traumatiques ne sont que des manifestations de désordres pré-existants.) Il a également découvert que les traits de personnalité identifiés par les psychiatres durant les premiers entretiens permettent en grande partie de prédire qui deviendra démocrate (les descriptions comprennent « sensible », « cultivé », et « apte à l’autocritique ») et républicain (« pragmatique » et « organisé »).
De temps à autre, Vaillant a repris ses champs de préoccupation initiaux. L’alcoolisme en est un, et correspond probablement plus aux causes qu’aux conséquences de la pathologie. « Les gens disent souvent, “Quel pauvre homme. Sa femme l’a quitté et il s’est mis à boire” », dit Vaillant. « Mais si vous regardez de plus près, vous vous apercevez qu’il a commencé à boire, et ça a poussé sa femme à partir. » Les ravages de la boisson ont tellement préoccupé Vaillant qu’il leur a consacré une étude entière : L’Histoire naturelle de l’Alcoolisme.
L’autre intérêt majeur de Vaillant réside dans le pouvoir des relations. « C’est l’aptitude sociale », écrit-il « non les capacités intellectuelles ou la classe sociale des parents, qui permettent de vieillir correctement. » Les connections chaleureuses sont nécessaires – si elles ne proviennent pas de la mère ou du père, elles peuvent venir des frères et sœurs, des oncles, des amis, des mentors. Les relations des hommes à 47 ans, a-t-il découvert, prédisent l’équilibre en fin de vie mieux que n’importe quelle autre variable, à l’exception des mécanismes de défense. Les bonnes relations entre frères et sœurs semblent être particulièrement importantes : 93 % des hommes épanouis à l’âge de 65 ans avaient été proches d’un frère ou d’une sœur étant jeunes. Dans une interview de mars 2008 pour la lettre d’information à destination des sujets de la Grant Study, on avait demandé à Vaillant, « Qu’avez-vous appris des hommes de la Grant Study ? » Sa réponse : « Que la seule chose qui compte vraiment dans la vie, ce sont les relations avec les autres. »
Article initialement paru le 20 mars 2017 sur Le Comptoir
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