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Chiapas zapatiste : « Ils ont peur que nous découvrions que nous pouvons nous gouverner nous-mêmes »


« Ils ont peur que nous découvrions que nous pouvons nous gouverner nous-mêmes. » Ce sont par ces mots qu’une enseignante évoque la rébellion et la résistance zapatiste telle qu’elle se construit dans les montagnes du sud-est mexicain. Ce sont par ces mêmes mots qu’on pourrait qualifier la hantise de nos gouvernants dont le seul but n’est plus guère que de se maintenir et, avec eux, le capitalisme qui les nourrit. Ils tentent de nous faire croire que sans eux on ne peut rien. Pourtant, comme une lueur parmi quelques autres dans la jungle mercantile, depuis qu’on les entend moins, les zapatistes chiapanèques n’ont eu de cesse de construire leur propre autonomie, sans l’État mexicain. Et si, ailleurs, on s’inspirait des indiens qui se sont montrés masqués pour que le monde les voie afin de se prouver qu’on n’a pas besoin de maîtres ?

« “Si ta révolution ne sait pas danser, ne m’invite pas à ta révolution” ».

Vingt-cinq ans après le début de leur guerre contre l’oubli accompagnée d’un strident « Ya basta » [« Ça suffit »], les indiens zapatistes sont prêts à se saisir de nouveau de la défense armée alors que le premier gouvernement mexicain prétendument de gauche vient d’entrer dans ses fonctions. Ne comprenant rien d’autre que l’idéologie du Progrès, ce dernier, à l’image de tous les gouvernements du monde actuel, n’a que la modernisation et ses grands projets inutiles en ligne de mire. Parce qu’en tous lieux le capitalisme n’a de cesse d’étendre ses tentacules pour créer un monde uniforme d’humains sans humanité, la construction de la résistance zapatiste n’a de cesse d’enrichir les autres luttes contre ce monde-là. Récemment parue, la version actualisée de La rébellion zapatiste, par Jérôme Baschet (Champs, 2019) se propose de comprendre et d’analyser le zapatisme pour qu’il puisse continuer d’inspirer la construction d’un « “monde où il y ait de la place pour de nombreux mondes” ». Sauf mention contraire, toutes les citations de cet article en sont issues, celles des zapatistes eux-mêmes étant encadrées par des guillemets anglais.

Avec le cri « Tierra y liberta » [« Terre et liberté »] poussé dans les années 1910 par Emiliano Zapata qui reprenait lui-même les termes de l’anarchiste Florés-Magon, les indiens zapatistes se placent dans la filiation de 500 ans de résistance indigène en terre colonisée. Cette lutte, comme son nom ne l’indique pas, est un appel adressé au monde entier afin de s’opposer au capitalisme dans le cadre de la guerre que celui-ci mène contre l’humanité. Mais, loin de se cantonner au refus du capitalisme, le mouvement zapatiste s’attèle aussi à construire une autre société que celle, marchande, dont le Capital et ses sbires gouvernementaux ont besoin pour prospérer.

« “Dans le cabaret de la globalisation, nous assistons au show de l’État sur une table dance ; il se dépouille de tout, ne gardant que le strict minimum : la force répressive.” »

“Ya basta”, version 2019

Les zapatistes auraient pu célébrer le 25e anniversaire de leur insurrection en ce début d’année 2019 mais la fête a tourné court, fortement entachée par la provocation du président mexicain nouvellement élu, Andrés Manuel Lopez Obrador, qui s’est fendu d’une cérémonie à la Terre-Mère pour célébrer son projet de Train maya. « C’est seulement parce que la Terre-Mère ne parle pas qu’elle ne lui répond pas “Nique ta mère !” » , a lancé le porte-parole de l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) ce 31 décembre 2018. Ce Train maya a pour ambition de connecter cinq États du Mexique (Yucatan, Campeche, Quintana Roo, Tabasco et Chiapas) pour faire vivre aux touristes une expérience culturelle clé en main grâce à une voie ferrée à grande vitesse à laquelle les populations locales auraient donné leur approbation lors d’une consultation qui a pourtant réunie moins d’1 % de la population mexicaine totale, et encore moins dans les zones concernées par le projet.

Dans le sud-est mexicain comme ailleurs, le capitalisme cherche donc à se recycler à coups de méga-projets pour touristes qui détruisent les communautés et les milieux naturels. Ces projets ne sont évidemment pas plus écologiques ni socialement acceptables, quoique plus vendeurs, que les concessions minières, éoliennes ou thermo-nucléaires que la société marchande n’en finit pas d’ouvrir. Preuve de la violence exercée sur les opposants, les sbires du gouvernement mexicain et du Capital viennent d’assassiner Samir Flores Soberanes, la figure du mouvement d’opposition au Projet intégral Morelos (projet de construction de deux centrales électriques et d’un gazoduc notamment, dans l’État du Morelos) le 20 février 2019.

Comme à Notre-Dame-des-Landes en France, ces infrastructures inutiles sont nuisibles. Dans le cas du Chiapas, il s’agit donc pour l’heure du Train maya. Ce qu’on n’omet pas de préciser c’est que ledit train doit passer au travers de zones qui n’ont jamais cessé d’être habitées, quoiqu’elles aient été recolonisées par des populations déplacées par les envahisseurs européens au cours des cinq derniers siècles. Certains de ces territoires sont ceux sur lesquels depuis 25 ans l’autonomie zapatiste se construit, et les indigènes entendent bien la défendre avec leur armée, l’EZLN.

La quatrième guerre mondiale est en cours

Mais la lutte zapatiste ne se réduit pas à ce que vivent les peuples du Chiapas. Depuis sa mise en lumière, le 1er janvier 1994, au moment de l’entrée en vigueur des accords de l’Alena (Accords de libre-échange nord-américains) qui remettaient en question les terres communales protégées par la Constitution mexicaine, les zapatistes ne cessent d’arguer que nous vivons actuellement une quatrième guerre mondiale – la troisième étant la guerre froide qui porte bien mal son nom puisque « durant cette période, 149 guerres ont été livrées, laissant un solde de 23 millions de morts”. »

Cette quatrième guerre mondiale que nous vivons n’est pas une métaphore. Depuis bien longtemps, les guerres ne se jouent plus uniquement sur le terrain des champs de bataille : « La guerre n’est pas seulement à l’origine du système capitaliste ; elle se trouve en chacun de ses “sauts qualitatifs”. La guerre est le remède que le capitalisme administre au monde, pour le guérir des maux qu’il lui inflige. » « “La guerre capitaliste recherche la destruction/dépeuplement et, simultanément, la reconstruction/réorganisation” de[s] territoires. » La notion de quatrième guerre mondiale n’omet pas non plus de rappeler que la barricade a toujours deux côtés ; un camp doit être choisi et défendu, l’autre combattu.

« La guerre est une affaire d’importance vitale pour l’État, c’est la province de la vie et de la mort, le chemin qui conduit à la survie ou à l’anéantissement. »

Sun Tse, L’Art de la guerre

Loin de la résignation que peut inspirer le déploiement d’un monde ultra-individualiste, la rébellion zapatiste invite à lutter pour l’humanité, contre le règne froid du calcul et de la valeur. « Dans le capitalisme, “ce qui importe c’est la loi du marché et la loi du marché indique ceci : tu produis tant, tu vaux tant ; tu consommes tant, tu vaux tant. La dignité, la résistance, la solidarité gênent. Tout ce qui empêche qu’un être humain se transforme en une machine à produire et à acheter est un ennemi qu’il faut détruire. […] la quatrième guerre mondiale a pour ennemi le genre humain. Elle ne le détruit pas physiquement, mais le détruit en tant qu’il est humain”. » « La guerre capitaliste […] implique “l’anéantissement de tout ce qui donne sa cohésion à une société”, afin de pouvoir réorganiser l’existence collective “selon une autre logique, une autre méthode, d’autres acteurs et un autre objectif”. Pour briser “les relations sociales qui sont la base d’une nation”, l’arme décisive est l’imposition de “la peur comme image collective de l’incertitude et de la vulnérabilité”, de sorte que “le sens de la communauté se rompt au cri de ‘sauve qui peut’” ».

« Une nouvelle merveille a été découverte à l’occasion de la quatrième guerre mondiale : la bombe financière. À la différence de celles d’Hiroshima et de Nagasaki, cette nouvelle bombe non seulement détruit la polis (ici, la nation) et impose la mort, la terreur et la misère à ceux qui y habitent, mais elle transforme sa cible en simple pièce dans le puzzle de la mondialisation économique. Le résultat de l’explosion n’est pas un tas de ruines fumantes ou des milliers de corps inertes, mais un quartier qui s’ajoute à une mégalopole commerciale du nouvel hypermarché planétaire et une force de travail reprofilée pour le nouveau marché de l’emploi planétaire. » (Sous-commandant Marcos, « La quatrième guerre mondiale a commencé », Le Monde diplomatique, août 1997)

Peinture murale d’Oventic (municipalité rebelle autonome zapatiste), 2019

Se rendre compte que nous vivons une guerre mondiale permet aussi de dépasser les prédictions des collapsologues et autres prophètes de l’effondrement qui vient. Les zapatistes rappellent avec raison, contre le matérialisme historique, que le capitalisme, s’il doit s’effondrer, ne s’effondrera pas tout seul. « La destruction du système capitaliste ne se réalisera que si un ou de nombreux mouvements s’affrontent à lui et le vainquent dans son noyau central. »

Loin de réduire le combat anticapitaliste à la formation de (nécessaires) poches de résistance ou gestes de bonne conscience façon “colibrisme”, les indiens zapatistes admettent volontiers qu’il s’agit d’un combat à mort dont l’issue est la destruction du système mais n’oublient jamais qu’« il est vain de vouloir combattre l’aliénation sous des formes aliénées » : « “Nous ne possédons pas cette aspiration à la mort ; nous n’aspirons pas à ce que notre sang fertilise le chemin de la libération du Mexique. Nous préférons le fertiliser avec notre vie […] Notre mort n’est pas indispensable pour que le Mexique soit libre, et nous allons faire tout notre possible pour ne pas mourir et que le Mexique soit libre” ».

Ainsi, dépassant les conceptions politiques binaires, l’EZLN est une armée pour qu’il n’en existe plus : « “Si, pour sauver l’humanité et la maison bien abîmée qu’elle habite, quelqu’un doit s’en aller, cela doit être ceux d’en haut. Et nous ne nous référons pas au fait d’éliminer les personnes d’en haut. Nous parlons de détruire les relations sociales qui rendent possibles que quelqu’un soit en haut au détriment de qui est en bas.” » Dit autrement, « “ C’est une guerre qui essaie d’annuler le terrain de sa réalisation et les possibilités des combattants”. Pour ceux qui ont entrepris de mettre fin au capitalisme, la guerre ne vise pas l’anéantissement physique de l’ennemi, mais la disparition des conditions qui la déterminent ».

« La guerre n’est pas seulement à l’origine du système capitaliste ; elle se trouve en chacun de ses “sauts qualitatifs”. La guerre est le remède que le capitalisme administre au monde, pour le guérir des maux qu’il lui inflige. »

Être dignes et enragés

Le mouvement zapatiste revendique une politique en bas et à gauche. Il ne s’agit cependant pas de susciter la compassion en se revendiquant « d’en bas » mais bien de motiver une forme de politique autre, celle qui consiste en l’auto-organisation et l’auto-gouvernement par la base, la communauté qui nous élève et nous humanise. Cette politique prend appui sur la dignité en tant qu’elle est le sentiment le mieux partagé entre tous les humains. La dignité est une notion relationnelle, c’est-à-dire qui se construit en miroir de ce qui est injuste, indigne. Elle évoquera aux lecteurs de longue date du Comptoir la « décence ordinaire » chère à Orwell et définie par Bruce Bégout comme le sens commun qui permet à chacun de refuser encore ce qui « ne se fait pas ».

La dignité alimente, en contrepoids, la rage, celle qui pousse à se rebeller, lutter et résister pour défendre l’humanité. L’humanité défendue par les zapatistes n’est pas celle, froide, des droits de l’homme, elle est ce qui nous réunit tous, au-delà des notions historiquement connotées de “prolétariat” ou encore de “populisme”.

Se battre pour l’humanité, c’est aussi combattre toutes les formes de domination qui l’empêche de se réaliser. C’est se reconnaître entre ceux qui n’organisent pas leur espace-temps (Debord)[i]. « Le porte-parole des zapatistes a su proclamer avec éclat son identification avec toutes les luttes des exclus et des minorités, en affirmant que “Marcos est gay à San-Francisco, noir en Afrique du Sud, asiatique en Europe […], anarchiste en Espagne, palestinien en Israël, indigène dans les rues de San Cristóbal […], rocker à la Cité universitaire juif en Allemagne […], féministe dans les partis politiques, communiste dans la post-guerre froide […], pacifiste en Bosnie, Mapuche dans les Andes […], artiste sans galerie ni press book, femme au foyer un samedi soir dans n’importe quel quartier dans n’importe quelle ville de n’importe quel Mexique, guérillero dans le Mexique de la fin du XXe siècle […], macho dans un mouvement féministe […], paysan sans terre, éditeur marginal, ouvrier au chômage, médecin sans travail, étudiant non conforme, dissident du néolibéralisme, écrivain sans livre et sans lecteur et, c’est certain, zapatiste dans le sud-est mexicain” ».

La digne rage des zapatistes avance en promouvant l’humanité : le rire et l’humour, l’amour et la tendresse. La lutte se mène pour que chacun puisse être debout, plutôt que soumis à l’imposition des forces capitalistes. D’ailleurs, la lutte avance en revendiquant cette défense de chaque humain en nous, dans nos différences, pour qu’elle ne soit plus niée par un Capital qui a besoin de faire croire à une nature mauvaise de l’humanité pour pouvoir organiser l’entrechoquement de monades humaines solitaires et dénuées de sens.

À contre-courant des révolutions du siècle précédent, la lutte zapatiste et sa parole s’incarnent dans les hommes qu’elle défend : elle est « la forme même que doit assumer cette lutte pour la réalisation de l’humain ». Ainsi la parole zapatiste n’est pas politiquement conventionnelle ; « elle est un antidote à un discours militant sacrificiel qui se fige en une pratique politique déshumanisée. Elle est la marque d’une expérience qui sait que l’on ne peut pas avancer vers un monde meilleur par des chemins aussi sinistres que les geôles dans lesquelles le capitalisme entend laisser croupir l’humanité. »

« Nos rêves ne rentrent pas dans leurs urnes, nos cauchemars et nos morts non plus », peinture murale d’Oventic (municipalité rebelle autonome zapatiste), 2019
Se gouverner soi-même

Aussi poétique et inspirante qu’elle soit, la rébellion zapatiste n’est donc pas uniquement parole. La pratique quotidienne est le sol fécond à partir duquel la théorie politique s’élabore. Dès sa conception, l’EZLN s’est différenciée des guérillas guévaristes par son ancrage dans le “réel”. De groupes militants citadins biberonnés aux conceptions marxistes, les guérilleros déménagés dans la jungle se sont rapidement transformés : « “Notre conception carrée du monde et de la révolution s’est retrouvée bien cabossée dans la confrontation avec la réalité indigène chiapanèque. Des coups est né quelque chose de neuf (ce qui ne veut pas dire ‘bon’), ce que l’on connaît aujourd’hui comme le néozapatisme” ».

En marge donc de la révolution prolétarienne et d’une avant-garde éclairée qui devrait « “organiser [des exploités] et auxquels il fallait monter le chemin” », la rébellion zapatiste ne vise pas la conquête du pouvoir mais la possibilité de construire sa propre autonomie, de s’organiser en sécession de l’État. « Le pouvoir échappant désormais aux États nationaux, est transféré à la puissance supranationale du capital financier. Il en découle un constat lapidaire : “Le lieu du pouvoir est désormais vide”. Et une conséquence logique : “Cela ne sert donc à rien de conquérir le pouvoir” ». Au-delà de cette explication dialectique, il faut comprendre cette manière de faire comme la source même de la pratique zapatiste : il s’agit de gouverner en obéissant.

« Vous êtes en territoire rebelle zapatiste. Ici le le peuple gouverne et le gouvernement obéit. », territoire zapatiste, jungle du Chiapas, 2019

À partir de 2003, les zapatistes ont pleinement réalisé que l’État mexicain n’allait pas respecter les accords passés en 1996, qui devaient garantir l’autonomie, la reconnaissance et les droits des peuples indigènes du Mexique. Ils ont alors décidé de mettre en branle leur partie de l’accord en approfondissant la construction de leur autonomie, sans aucun financement de l’État. Cinq conseils de bon gouvernement ont ainsi été créés pour chacune des cinq zones zapatistes du Chiapas qui « ont l’extension approximative d’un département », et dont le but est de « coordonner l’action des communes autonomes ». Au nombre de 27 début 2019, celles-ci réunissent chacune plusieurs dizaines de villages, où vivent plus de 60 000 habitants. « Au niveau de la commune comme de la zone, les instances [de bon gouvernement] ont pour mission d’aider au bon fonctionnement de tous les domaines de l’autonomie (santé, éducation, agro-écologie, communication, etc.) et d’élaborer, en interaction avec les assemblées [villageoises], de nouveaux projets permettant d’améliorer la vie collective, d’encourager l’égale participation des femmes, de défendre les territoires et de préserver l’environnement, ou encore d’amplifier les capacités productives propres. » Les conseils ont force de proposition quant à l’organisation de la vie dans les communautés zapatistes. Ils ont pour principal rôle celui de communiquer les informations et les décisions prises entre les municipalités zapatistes et de coordonner leurs actions. Ainsi, comme les Guayakis décrits par Pierre Clastres en son temps, ce gouvernement zapatiste est une autorité pour qu’il n’y en ait pas : l’autorité est incarnée dans celui qui possède, pour un temps au moins, la parole, et il est entièrement au service de la société, qui, chez les Guayakis, n’hésite d’ailleurs pas à lui rappeler en le spoliant régulièrement. Les membres des conseils de bon gouvernement zapatistes ne s’auto-proposent jamais pour accomplir cette charge, ils sont sollicités par leurs communautés et leur mandat n’est pas renouvelable et révocable. Ils ne sont pas des spécialistes de la politique, mais bien des gens ordinaires qui doivent ainsi « s’efforce[r à] écouter et [à] apprendre de tous, [à savoir] reconnaître ses erreurs et accepte[r] d’être guidé[s] par la communauté dans l’élaboration des décisions. » Les conseils de bon gouvernement sont par ailleurs fortement surveillés par les zapatistes eux-mêmes, conscients « des risques de séparation et de substitution, inhérents à toute délégation de la capacité collective de décider, même lorsqu’il s’agit d’un gouvernement du peuple, exerçant des charges non rémunérées, révocables et conçues comme service à la collectivité. »

La base matérielle de l’autonomie zapatiste prend racine dans la culture de la terre dont la propriété sociale a été arrachée au tout début de la lutte par l’occupation Ces terres, dont une grande partie n’a jamais été régularisée, ont été récupérées aux grands propriétaires terriens (finqueros) qui faisaient vivre en situation de quasi-esclavage des paysans endettés. Elles permettent aujourd’hui de revitaliser la production familiale via des techniques d’agro-écologie et des polycultures (la milpa notamment). La culture paysanne zapatiste implique ainsi la résistance quotidienne au capitalisme et aux accords de libre-échange en se focalisant sur des systèmes d’échanges de ressources locaux, sans nécessaire recours à l’argent, mais aussi sur des travaux agricoles collectifs. Tous collaborent à ces derniers : « il s’agit de mises en culture ou d’élevage » dont les bénéfices ne sont pas répartis « entre les familles, mais afin d’assurer le fonctionnement des multiples instances et secteurs constitutifs de l’autonomie, ou bien encore de financer les mobilisations et initiatives nationales et internationales de l’EZLN. » Le travail collectif n’est pas l’apanage de la terre mais se retrouve dans bien des domaines où de nombreuses coopératives ont été créées : « boulangerie, textile, cordonnerie, menuiserie, ferronnerie, […], transport, etc. »

Les domaines de la santé et de l’éducation sont certainement ceux dans lesquels les efforts communautaires les plus intenses ont été portés. Ils sont pris en charge par des « promoteurs » de santé ou d’éducation qui ne reçoivent pas de salaire mais sont eux-même pris en charge par la communauté pour répondre à leurs besoins matériels quotidiens. Il y a bien ainsi une appropriation collective de ces sujets et les charges des promoteurs sont discutées et réfléchies en assemblées. Par ailleurs, la dé-spécialisation des tâches prédomine et permet de s’affranchir du poids et de la froideur d’une bureaucratie hors-sol. Les promoteurs d’éducation et de santé maintiennent également « un mode de vie intégré à la communauté ». De la même manière, « l’enseignement scolaire est en grande partie pensé à partir de la réalité concrète de la vie communautaire et comme un préparation à celle-ci (connaissance des milieux naturels du territoire, santé, valeurs de la communauté, lutte zapatiste, problèmes concrets exigeant l’usage des mathématiques, etc. ) […] – ce qui rompt avec l’une des caractéristiques du modèle scolaire classique, à savoir sa prétention au monopole du savoir légitime. »

La lutte zapatiste n’est pas figée, toujours en construction et elle est essentiellement une bataille contre toutes les formes de domination et pour l’émancipation de chacun. Dominées entre les dominés sont les femmes indiennes dans la société mexicaine. Elles ont pu développer leur propre chemin et se frayer une place parmi les hommes dans les rangs de l’armée zapatiste dès les premières années de son existence. La loi révolutionnaire des femmes interdisant notamment et strictement la consommation d’alcool sur les territoires zapatistes a été édictée dès 1993. Celle-ci a permis de canaliser au moins en partie la violence conjugale. La mise en place de coopératives de travail exclusivement féminines a également aidé à développer la réflexion collective des femmes par et pour elles-mêmes ainsi que les modalités d’action pour obtenir le droit au respect et à l’auto-détermination. « La transformation de la vie des femmes ne saurait être considérée comme un aspect annexe de l’autonomie zapatiste, mais bien comme l’une de ses dimensions essentielles. C’est du reste l’un des domaines où il est le plus manifeste que la construction de l’autonomie implique l’invention concrète d’une nouvelle manière de vivre au quotidien. »

« “Tout ce que nous faisons est un pas ; il faut voir si cela fonctionne et, sinon, il faut le changer“. »

Le caractère primordial accordé à l’amélioration de la vie communautaire se retrouve dans l’exercice de la justice autonome. « Loin d’une justice d’État qui se caractérise par sa haute technicité et son caractère fortement ritualisé », elle est rendue par des personnes ordinaires. N’utilisant ni amende ni emprisonnement, « les instances en charge de la justice n’ont pas pour logique de déterminer des délits et des peines, mais d’affronter des erreurs et des problèmes portant atteinte au tissu de la vie collective et de trouver des solutions pour soigner la blessure. » Après médiation entre les parties, la réparation des torts consiste généralement en journées de travail au profit des victimes ou de la communauté, voire à la cession de terres ou l’engagement de travailler pendant plusieurs années pour la famille du défunt en cas d’homicide. « Dans un contraste flagrant avec le haut degré d’inefficacité, d’impunité et de corruption, mais aussi de domination classiste et raciste, qui caractérise la justice constitutionnelle, [la justice zapatiste] fonctionne de manière suffisamment satisfaisante pour que de nombreux non-zapatistes préfèrent avoir recours à elle. »

« L’autonomie constitue l’exact opposé d’une politique centrée sur l’État. Elle a pour base la capacité de toutes et tous à se gouverner ; elle est l’art de faire par nous-mêmes, à partir d’une dignité partagée qui récuse toute suspicion d’incompétence ou d’ignorance, utilisée pur justifier dépossession et mise à l’écart. » Il semble qu’en France, de plus en plus d’esprits réalisent que « l’État moderne est la forme, le pendant politique du capitalisme » (Pierre Madelin, Après le capitalisme, Écosociété, 2017). Au-delà de réclamer son droit à l’existence contre le Capital siégeant dans les ministères et sur les bancs de l’Assemblée, il est possible de s’en saisir et d’utiliser les enseignements, les essais, les erreurs du mouvement zapatiste pour que se multiplient partout des zones de rébellion et de résistance qui construisent leur propre autonomie.

Note :

[i] Guy Debord : « Suivant la réalité qui s’esquisse actuellement, on pourra considérer comme prolétaires les gens qui n’ont aucune possibilité de modifier l’espace-temps social que la société leur alloue à consommer (aux divers degrés de l’abondance et de la promotion permises). Les dirigeants sont ceux qui organisent cet espace-temps ou ont une marge de choix personnel. »


Article initialement paru le 19 mars 2019 sur Le Comptoir

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