Alors que la Food and Drug Administration des États-Unis déclasse les électrochocs pour les abaisser au même niveau de danger que les lunettes de lecture, certains psychiatres élèvent la voix pour s’insurger, d’abord, du tort infligé et, ensuite, pour proposer des modèles de soin élaborés sur la reconnexion entre nos corps et nos esprits, pour que puisse écore la capacité propre à chacun de se soigner selon ses propres modalités. Dans cette optique, de nombreux soignants et ex-patients remettent en cause l’utilisation des antidépresseurs, et d’une certaine compréhension de la souffrance psychique, qui en plus d’être inadaptées, seraient même carrément dangereuses.
« Être bien portant dans une société profondément malade n’est pas un signe de bonne santé. »
Jiddu Krishnamurti
Un jour de 2005, à London en Ontario (Canada), David Carmichael participe à un événement de BMX avec son fils Ian âgé de onze ans. Ce jour-là, l’enfant sera empoisonné puis étouffé par son père. Le tribunal qui l’a jugé a conclu qu’il n’était pas responsable de ses actes au moment du meurtre. Il était traité pour une sévère dépression avec du Paxil, un antidépresseur largement prescrit.
D’effets secondaires mineurs à des atteintes sur le fonctionnement cognitif telles qu’ils peuvent mener à l’irréparable, les antidépresseurs sont tout sauf anodins. Pourtant, leur utilisation est presque protocolaire en psychiatrie.
Les antidépresseurs tuent
Aux États-Unis, depuis les années 1980, les incapacités au travail sont en hausse constante et majoritairement attribuées à la dépression. Pourtant, les prescriptions pharmaceutiques pour traiter les troubles psychologiques n’ont jamais été aussi élevées. Depuis la même période, les taux de suicide ne cessent de grimper en flèche : aux États-Unis, depuis 1986, ils ont augmenté de 63% chez les femmes et de 43% chez les hommes. C’est ce constat étonnant qui a mené le journaliste Robert Whitaker, dans son livre Anatomy of an epidemic publié en 2010, à se demander si la cause de cette épidémie de dépression n’était pas en partie due aux prescriptions de psychotropes. Basant sa recherche sur seize études indépendantes, c’est-à-dire non financées par l’industrie pharmaceutique, il montre que c’est l’effet iatrogène des prescriptions qui est à l’origine de cette épidémie qui est fondée sur la conversion de problèmes épisodiques en maladies chroniques. Autrement dit, ce sont à la fois les médicaments et les étiquettes apposées sur les patients par le corps médical qui, loin de soigner, finissent par rendre les individus malades et dépendants, psychologiquement.
Le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) publié par l’Association américaine de psychiatrie, et qui est aujourd’hui utilisé comme référence internationale, a revu et surtout élargi dans sa cinquième version les critères diagnostiques des pathologies mentales selon des seuils très bas, de telle sorte que, si on le suit à la lettre, la majorité d’entre nous sont considérés comme déviants, c’est-à-dire ayant des comportements indésirables pour la bonne marche de la société. L’homosexualité y était d’ailleurs répertoriée dans les premières éditions, montrant bien que la psychiatrie peut tout à fait procéder d’un travail de conformation à la norme ambiante. D’un ouvrage rédigé à l’origine par des psychanalystes américains, on a fait un outil idéologique qui médicalise, psychologise, pathologise un certain nombre d’états mentaux qui étaient jusque-là considérés comme des moments de l’existence, ou encore des manières d’être et de comprendre le monde. On a ainsi ouvert la possibilité de normaliser ce qui rend un humain moins « fonctionnel » et de le régler par le traitement médicamenteux.
Qui n’a pas entendu parler de quelqu’un entré dans le giron de l’hôpital psychiatrique pour une tentative de suicide en ressortir diagnostiqué bipolaire, mis sous antidépresseurs et anxiolytiques ? Ces médicaments convertissent des troubles épisodiques (burn-out, deuil, anxiété au travail, perte de repères) en des maladies chroniques. Une étude (Posternak et al., Journal of Nervous and Mental Disease, 2006) indique pourtant que 85% des dépressions se résolvent spontanément en l’espace d’un an sans intervention chimique, et qu’à l’issue de plusieurs mois de traitement médicamenteux, les patients développent plus de symptômes que ceux ne prenant pas de médicaments. Dans la liste des symptômes, ou effets secondaires attribuables à la prise d’antidépresseurs, on compte la violence dirigée contre soi et les autres. D’ailleurs, depuis 2004, certains antidépresseurs, dont le bien connu Prozac®, prescrits spécifiquement en prévention du suicide, portent une mention mettant en garde contre le risque de suicide qu’ils peuvent générer.

Même chez les personnes diagnostiquées comme étant atteintes de schizophrénie, Whitaker rapporte que 40% de ceux qui ont arrêté de prendre leurs médicaments sont guéris, contre 5% de ceux qui ont continué à suivre leurs prescriptions.
Irving Kirsch, médecin et directeur adjoint du Programme de recherche sur les études de l’effet placebo à l’école de médecine de Harvard, suggère que 82% de effets liés à la prise des antidépresseurs seraient en fait attribuables à l’effet placebo. Il tient compte du fait, entre autres, que la survenue d’effets secondaires envoie le signal aux patients que les antidépresseurs ont un effet et donc qu’ils sont « traités ». C’est ce signal de « sécurité », ou plutôt de prise en compte du problème, qui engagerait le processus de rémission, plus que l’effet réel de l’antidépresseur sur la biologie. On sait aussi que l’effet placebo est si puissant qu’il fonctionne dans le sens inverse : des personnes convaincues que leurs antidépresseurs leur font du bien ont été soumises à une étude lors de laquelle il leur a été dit qu’une partie d’entre elles seraient choisis au hasard pour recevoir un placebo. Tous les individus de ce groupe, qu’on leur ait donné le placebo ou continué l’antidépresseur, ont montré des signes de dépression à la simple idée qu’ils pourraient faire partie du groupe placebo.
Contrairement aux placebos, les antidépresseurs présentent par contre de nombreux effets secondaires en plus des tendances à la violence déjà évoquées. L’étude de Read et Williams (Current Drug Safety, 2018) a demandé à 1431 personnes originaires de 38 pays différents de rapporter les effets secondaires ressentis suite à la prise d’antidépresseurs : sensation de vide émotionnel, sensation de détachement ou impression d’être embrumé, impression de ne pas être soi-même, difficultés sexuelles, somnolence, réduction des émotions positives, tendance suicidaire, sensation de manque. Ils concluent que, étant donné les recherches montrant que les antidépresseurs sont seulement marginalement plus efficaces que les placebos, l’étude des coûts liés à la prise de ces médicaments ne peut pas justifier les taux de prescriptions extrêmement élevés qui les caractérisent. Plus récemment encore, une méta-analyse (Jakobsen, Gluud et Kirsch, British Medical Journal, 2020) intitulée « Les antidépresseurs doivent-ils être utilisés en cas de sévère dépression ? » conclue que ces médicaments ne devraient plus être utilisés avant qu’il n’ait été prouvé que leurs effets bénéfiques potentiels sont plus grands que leurs effets néfastes.
« Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ? »
Lewis Carroll (Alice aux Pays des merveilles, 1865)
En plus des effets secondaires qui peuvent entrainer d’autres souffrances psychiques, les antidépresseurs, même pris sur une courte période, entrainent une accoutumance, une addiction. Et, hormis quelques groupes d’entraide entre pairs et soignants bienveillants, il existe peu de possibilités pour accompagner les désintoxications des psychotropes.
Comprendre la dépression
L’effet bénéfique supposé des antidépresseurs provient d’une compréhension datée des troubles mentaux et psychiques qui postule que leur origine est due à un déséquilibre neuro-chimique causant des troubles sur la circulation de certains transmetteurs comme la sérotonine. Le cerveau, siège de la pensée, est donc compris comme l’ennemi dont la fonction défectueuse serait à combattre. Les émotions exacerbées, les pensées noires sont des erreurs dans le trafic neurologique. Le cerveau est vu comme l’organe à partir duquel les pensées, les émotions et le comportement émergent. Selon des données plus récentes issues notamment de la psycho-neuro-immunologie, il semblerait plutôt que les systèmes immunitaires, neuro-endocriniens et le cerveau soient imbriqués et répondent autant à des stimulis psychologiques qu’environnementaux. Dans cette perspective, le cerveau n’est donc pas un réseau de pulsations électriques qui transmet ses perceptions au corps mais le corps est un ensemble dont les parties, cerveau compris, communiquent en permanence et de manière multilatérale via ses systèmes endocriniens et immunitaires notamment.
Les premières recherches sur les antidépresseurs sont nées du constat que des patients tuberculeux étaient rendus euphoriques pendant quelques jours après la prise d’antibiotiques qui ont un effet sur la sérotonine. Jackpot ! La voie pour guérir les dépressifs semblait alors toute trouvée. Des millions d’antidépresseurs vendus plus tard, le mécanisme pathologique neurochimique – le lien de cause à effet – pour la dépression n’a pourtant toujours pas été trouvé. De nombreux modes d’analyse ont été utilisés pour tenter d’en élucider la cause : analyse sanguine des métabolites, scanners, génétique, histologie, biochimie. Mais, aucun n’a jamais révélé la signature biologique de la dépression.
Ainsi, bien que la majorité des antidépresseurs vendus aujourd’hui soient toujours supposés agir en vue d’un rééquilibrage neurochimique, les recherches qui postulent un défaut de fonctionnement des neurotransmetteurs comme facteur principal de la dépression ont été arrêtées il y a trente ans.

Dans la perspective de la psycho-neuro-immunologie, et de la même manière qu’un état d’angoisse peut déclencher maux de ventre ou diarrhées, il est évident qu’un mal-être physique peut influencer l’état psychique. Si la souffrance psychique est une pathologie du lien social, et considérant que l’alimentation, avec l’air qu’on respire, est notre premier mode d’interaction avec le monde, alors un premier pas pour apprendre à refaire du lien avec soi-même et les autres peut passer par un rééquilibrage alimentaire. Ce qu’on mange reflète notre présence au monde. Éliminer les aliments inflammatoires (gluten, sucre, graminées, laitages) pour identifier les facteurs potentiels de stress peut alors être un premier pas vers un mieux-être. Une alimentation inadaptée peut effectivement entrainer une réaction inflammatoire impliquant tout à la fois le déclenchement des systèmes hormonaux, immunitaire et neurochimiques. Cela ne signifie pas pour autant que l’alimentation soit à l’origine de la dépression, de la bipolarité, ou des tendances suicidaires mais que les symptômes qui y sont associés pourraient être liés à bien des facteurs : une instabilité du niveau de sucre dans le sang qui peut entrainer une perméabilité intestinale ; une déficience en vitamine B12 ; une hyperthyroïdie ; un traitement médicamenteux dont les effets secondaires se font ressentir…
Loin de dire que la dépression se réduirait à une source inflammatoire uniquement alimentaire, cette approche tend à la comprendre dans une perspective plus large.
Se ré-approprier son corps et son esprit
Kelly Brogan, psychiatre et auteure de Own your self [Appartiens-toi toi-même] publié en 2020, s’adresse ainsi aux personnes en souffrance : « Vous n’êtes pas nés avec de mauvais gènes ou un taux de sérotonine trop bas. Il est beaucoup plus probable que vous soyez en train de faire l’expérience d’un mauvais équilibre inflammatoire, stimulé par une dérégulation de la sécrétion de cortisol et déclenché par un système digestif malade. » Dans cette perspective, les émotions humaines et leurs expressions sont vues comme la traduction d’un déséquilibre incorporé (au sens de « dans le corps »). La souffrance psychique est donc le signal envoyé du corps vers l’esprit pour nous indiquer que notre expérience vécue n’est pas en accord avec notre expérience psychique. Les symptômes corporels sont une fenêtre sur notre psyché. En d’autres termes, nos corps, âmes et esprits nous indiquent que nous refusons de nous ajuster à une situation profondément disharmonieuse.

« Nous arrivons dans ce monde par l’intermédiaire de corps de femmes auxquelles on a enseigné à se méfier de leur propre capacité à enfanter alors même qu’elles boivent du Coca et mangent chez MacDo, et via des pères dont le sperme a mariné dans des pesticides considérés comme perturbateurs endocriniens sur de multiples générations. Nous sommes soumis à des ultrasons dès notre développement dans le ventre de nos mères, mis au monde de manière chirurgicale, puis nous sommes nourris au lait en poudre, vaccinés, abandonnés par des mères qui ont un congé maternité de trois semaines, éduqués à l’école suivant une forme de lavage de cerveau quasi-irréversible et cuisiné par les réseaux 5G. Adultes, nous faisons des boulots qui n’ont aucun sens, nous consommons tout et nous nous impliquons corps et âmes dans des relations qui ne pourront jamais soigner toutes les blessures qui ont rendu nécessaire ce besoin d’intimité, tout ça alors qu’on nage dans un bain de produits chimiques. […] La dépression (et n’importe quelle “maladie chronique”) et notre douloureuse lutte avec la vie moderne sont-elles des maladies – ou sont-elles des réponses logiques à un monde qui ne tourne pas rond et à une vie qui ne correspond pas à notre rôle dans le monde naturel – une incompatibilité évolutive ? »
Kelly Brogan postule ainsi que la vision du monde qui le perçoit comme rempli d’ennemis qu’il faudrait éliminer (lutter contre la dépression, combattre sa bipolarité, prendre des antidépresseurs) est celle-là même qui nous rend malades. Cette perspective a une fonction politique. C’est ce qu’elle nomme, avec d’autres, la théorie du germe, et qui prend source dans notre séparation d’avec le reste du monde vivant et non-vivant. Si on peut identifier un ennemi comme cause du symptôme alors on peut le contrôler. Un éloquent reflet d’une gestion capitaliste du monde où tout territoire, y compris mental donc, est à contrôler, c’est-à-dire exploiter, monnayer, rentabiliser.
Dans un tel univers, est-il déraisonnable de penser que les personnes en souffrance psychique sont en fait les lanceurs d’alerte de notre temps ? Ceux dont l’expérience vécue s’oppose toute entière à accepter ce qui est mauvais comme norme sont peut-être finalement ceux qui sont les plus sains d’entre-nous. Mathieu Bellahsen le notait justement pour Basta ! au début de la « gestion » française du Covid-19 : « Depuis une quinzaine de jours, un patient délirant porte un masque au motif qu’il ne veut pas être contaminé par nous. Nous mettons ça sur le compte de ses angoisses délirantes… Nous avons tort. Il est juste en avance sur nous. »
« Je est un autre. »
Arthur Rimbaud
Cette approche de la dépression et d’autres troubles mentaux les voit comme complexes, c’est-à-dire comme des symptômes non spécifiques qui reflètent un état de disharmonie entre le corps et l’esprit. En France, c’est l’approche que postule notamment le Réseau français sur l’entente de voix (REV) : « Nous considérons que le fait d’entendre des voix n’est pas, en soi, un symptôme de maladie mentale mais qu’il s’agit d’un phénomène porteur de sens pour les personnes concernées et que, pour ces raisons, il convient de prendre les voix en considération. » Fondé en 2011 et n’opérant que grâce à la bonne volonté de ses bénévoles, le réseau comprend plus de quarante groupes dans tout l’Hexagone et continue d’encourager et soutenir la création d’initiatives locales. Le REV permet de créer des espaces de sécurité où on donne du sens à l’expérience vécue qu’elle se traduise par « des voix, de la paranoïa, des croyances inhabituelles, un sens différent de la réalité, de la persécution, de l’oppression, de la contrainte, de la surveillance, du harcèlement, du chômage » selon les mots de Yann Derobert, qui est à l’origine du réseau français et qui écrivait pour CQFD en janvier 2020. Ici, à rebours de la théorie du germe utilisée à tous les niveaux de la médecine conventionnelle, on considère les symptômes comme des opportunités de compréhension et de rééquilibrage. La schizophrénie, autre nom qu’on donne au fait d’entendre des voix, est justement un moyen pour ne pas sombrer totalement lorsqu’on a été traumatisé ; elles sont ce qui maintiennent la psyché consciente, ce qui protège et met hors du monde un individu pour qui la réalité est devenue terrifiante. Les combattre peut rendre leur message agressif, les entendre participe d’une réconciliation avec soi, ses sens et la réalité.

Ainsi, affirmer de ceux qui sont en souffrance qu’ils ne sont pas des « malades mentaux » ou des « fous », ce n’est pas les accuser d’être responsables de leur mal-être mais, bien au contraire, restructurer : peut-être y a-t-il un sens à trouver derrière ce qu’on nomme bien mal la « pathologie mentale ». Peut-être correspond-elle à un éveil spirituel ou à une compréhension sensible du monde. Ou encore peut-être que l’anxiété est en fait nourrie par une intolérance au gluten, ou à une déficience en vitamines B12. Enfin, il n’est pas exclu qu’une réalité « fragmentée » corresponde à un mécanisme de défense que l’individu se construit pour se protéger d’événements traumatiques. On peut regarder le film Dédales pour s’en donner une idée. Ou lire Encore vivant dans lequel Pierre Souchon a relaté sa « bipolarité ».
Dire que le trouble provient de nous-mêmes est surtout un oxymore : nous créons notre propre réalité à partir de nos expériences au monde, de notre âme, et de notre héritage. Si tout est déjà contenu à l’intérieur de nous-mêmes, la maladie est alors entendue comme un signal envoyé de notre corps vers notre conscience ; le symptôme est l’alerte d’une dissociation entre le sens que nous donnons à nos existences et à ce que nous vivons effectivement. La guérison, en conséquence, devrait être un chemin tout aussi personnel.
Bien qu’on ait créé un système dans lequel on a mis la responsabilité de nos vies entre les mains du personnel médical, nous restons en réalité les seuls à savoir ce qui est bon pour nous. Cela ne signifie pas que le soin n’engage pas nécessairement l’intervention d’une communauté ou de personnes l’accompagnant. Ça signifie par contre, qu’en lieu de cure temporaire, la guérison sera profonde et transformatrice.
Ainsi, loin d’engager une responsabilité personnelle qui consisterait à incriminer chacun de somatiser ses troubles psychiques, cette psychiatrie qui considère que la maladie est une phase essentielle de l’existence, est plutôt une invitation faite à chacun de se donner les moyens de se soigner sans se soumettre aux structures de pouvoir (médicales ici). C’est d’ailleurs selon ce principe que fonctionnent les Groupes d’entraide et de soutien psychologique. Celui de la Montagne limousine est né après de nombreuses années de questionnements et de rencontres autour des enjeux de santé sur le Plateau de Millevaches. Son rôle d’enracine dans une double dynamique : pour les accompagnants, aider les gens à pouvoir rester chez eux ; pour les personnes vivant des moments difficiles, ne pas aller à l’hôpital psychiatrique. Cela se traduit par un travail au long cours pour briser les tabous qui entourent les troubles psychiques en organisant des événements sur ce thème, et par la constitution d’une présence stable et en accompagnant très pragmatiquement les personnes qui en font la demande jusque dans les aspects les plus communs de la vie (garde d’enfants, repas, déplacements, etc.).

Plutôt qu’une psychiatrie qu’on pourrait qualifier d’« alternative », ces groupes d’entraide et ces manières d’approcher la souffrance psychique sont en fait encore la norme pour la majorité des humains. Kelly Brogan le formule ainsi : « Les cultures ancestrales connaissent le rôle du désespoir, de la lutte, et de la dépression pour transcender les crises existentielles que connaissent tous les êtres-humains au cours de leur vie. C’est ce qu’on nomme initiation. » C’est plutôt la psychiatrie de l’enfermement, c’est-à-dire celle qui se déploie sur un fond asilaire et médicamenteux qui est une alternative – cette psychiatrie scientifique fait effectivement aujourd’hui figure de « seule alternative » selon l’adage thatchérien bien connu et apparait comme la seule valable parce que cautionnée par les « avancées de la science ». Dans le même ordre d’idées, Bertram Karon, dans le documentaire sur la schizophrénie Des ailes brisées, disait « Dans les pays où on n’a pas les moyens d’administrer des médicaments, le taux de guérison à long terme est deux fois plus élevé que dans les pays où presque tous prennent des médicaments » (Jablensky et al., Psychological medicine, 1992).
La médecine moderne oublie trop souvent que chaque individu est différent et que les maux sont le reflet d’autre chose qu’un simple défaut qu’il faudrait résoudre. Un accompagnement qui, plutôt que de pathologiser la souffrance, tient compte de la réalité que chacun se crée, de son interaction avec le monde et offre une oreille attentive, un espace de parole sécurisé ou encore une aide dans les tâches quotidiennes ne constitue pas une pseudo-science mais plutôt un ensemble de pratiques inspirées de sagesses anciennes où modes de vie et communauté fondent la base vitale. Dans ces mondes-là, la médecine moléculaire n’est pas une nécessité parce que les plaies de l’âme sont des opportunités pour comprendre le monde différemment. Pour nombre de peuples, ceux qui entendent des voix, perçoivent la réalité différemment, sont initiés pour devenir guérisseurs. Leur culture offre un cadre de compréhension et d’expression aux perceptions autres de la réalité, pour servir l’autre. Corinne Sombrun, journaliste française initiée à la transe chamanique en Mongolie, a d’ailleurs montré que l’activité électrique du cerveau lors de la transe ressemble à s’y méprendre à celle de personnes dépressives, maniaques et schizophrènes. Les états modifiés de conscience semblent donc bien être une possibilité « normale » de l’existence, une autre manière de voir les choses qu’il s’agit d’apprendre à intégrer pour qu’elle devienne bénéfique.
« La médecine a fait tellement de progrès qu’il n’y a presque plus d’humains en bonne santé »
Aldous Huxley
Alors que 80 000 personnes en souffrance psychique sont enfermées et traitées contre leur gré en France chaque année, soit 20% des hospitalisations en psychiatrie, chacun devrait être libre de choisir le parcours de soin qui lui convient en étant informé des risques potentiels, dont notamment ceux relatifs aux effets secondaires dans le cas des antidépresseurs. Plutôt que d’assigner à la folie, il est temps d’offrir des espaces de confiance où chacun puisse intégrer ses douleurs et les vivre, pour que souffrir ne soit plus synonyme d’exclusion mais une opportunité de faire sens. À l’heure où en Belgique des dizaines de personnes se sont faites euthanasier pour des « affections psychiatriques »1, il est urgent d’offrir d’autres voies de compréhension et possibilités d’accompagnement que celle du stigmate.
Note :
1 Selon la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie, entre 2016 et 2019, 120 personnes ont demandé et obtenu l’euthanasie en raison d’une « affection psychiatrique » : 40 pour dépressions et troubles bipolaires ; 39 pour troubles de la personnalité et du comportement chez l’adulte ; 12 pour troubles de l’anxiété, troubles dissociatifs et deuil pathologique ; 8 pour autisme ; 11 pour schizophrénie, trouble schizotypique et troubles délirants.
Article initialement paru le 8 août 2021 sur Le Partage
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