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Nicolas Duvoux : « La tendance est à la sortie des compromis égalitaires mis en place après 1945 »


Nicolas Duvoux est professeur de sociologie à l’université Paris-VIII et écrit pour le site La vie des idées, dont Le Comptoir relaie régulièrement les publications. Il est également membre de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Il a publié plusieurs ouvrages sur le sujet et porte un regard critique sur les politiques sociales menées en France depuis les années 1980 notamment. Des mesures qui, plutôt que de renforcer le système de Sécurité sociale, annulent le principe de solidarité qui présidait à sa mise en place et font s’accroître l’ostracisation des plus vulnérables.

« Les dénégations sur l’existence ou la permanence des inégalités visent à justifier un ordre social inégalitaire. »

Alizé LJ : On entend souvent des éditorialistes ou des “experts” dire que les inégalités n’augmentent pas tant que ça en France. Pour appuyer leurs propos, ils se réfèrent au coefficient de Gini qui indique qu’elles auraient même baissé entre les 10 % les plus pauvres et les 10 % les plus riches. On assiste cependant à une remontée générale des inégalités dans les pays dits “développés” qui, pourtant, n’ont jamais été aussi riches. Que penser de cette ambivalence ?

Nicolas Duvoux : Elle renvoie assez directement aux problèmes de définition et de mesure des inégalités. Il y a plusieurs indicateurs (Gini, rapport entre plus riches et plus pauvres, taux de pauvreté). Il y a aussi plusieurs ressources : revenus mais aussi patrimoine (beaucoup plus inégalitaire que les revenus), ressources non monétaires (diplômes, santé, etc.) L’important est de saisir la dynamique et celle-ci est assez claire, quel que soit l’indicateur. Nous avons connu, dans la première phase d’industrialisation jusqu’à la fin du XIXe siècle, ou, pour aller au plus loin, jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, le développement d’inégalités de très grande ampleur : le patrimoine notamment était très concentré entre quelques mains. Ensuite, les guerres, les destructions mais aussi les programmes sociaux de nationalisation et d’instauration de systèmes efficaces de protection sociale ont considérablement diminué les inégalités, et ce, dans tous les pays occidentaux. Enfin, à partir des années 1970, l’offensive “néolibérale” qui prend ses racines au Chili à partir du coup d’État de Pinochet, puis aux États-Unis et au Royaume-Uni, inverse la tendance.

Le mouvement général est donc bien à la remontée des inégalités même si, en France, elles ont augmenté moins rapidement que dans d’autres pays. Ce que l’on peut dire avec une assez grande certitude, c’est que d’après les indicateurs les plus objectifs (Gini, taux de pauvreté monétaire, ratio inter-décile), les inégalités ont baissé jusque dans les années 1990, avant de se stabiliser et d’augmenter légèrement depuis. La tendance est donc à la hausse et elle l’est d’autant plus si l’on intègre le patrimoine, distribué de manière beaucoup plus inégale que les revenus.

Une vision élargie des inégalités, qui fasse droit non seulement aux ressources monétaires, mais aussi aux inégalités liées aux conditions de travail, donc à la santé, aux études et aux pratiques culturelles, au logement et à ce qu’il permet en termes d’accès à l’emploi, conduit à avoir une vision moins optimiste quant à leur réduction même si, d’un autre côté, un discours catastrophiste peut induire en erreur et masquer de vrais privilèges derrière un faux diagnostic. Les analyses qui indiquent une réduction des inégalités sont globalement vraies sur le long terme (la société française est moins inégalitaire qu’au début du XXe siècle) mais elles sont trompeuses sur les dynamiques contemporaines où la tendance est à la sortie des compromis égalitaires qui ont été mis en place après la Seconde Guerre mondiale. Surtout, il faut avoir une vision élargie des inégalités et intégrer des dimensions plus symboliques pour comprendre que nos sociétés n’en ont pas fini avec cette question. Il est tout à fait évident, pour finir, que les dénégations sur l’existence ou la permanence des inégalités visent à justifier un ordre social inégalitaire.

« Le maintien de la France dans les cadres européens donne à la modernisation de l’appareil industriel l’apparence d’un “destin” et installent “l’évidence” du chômage et de la pauvreté. »

Les années 1980 ont vu la création de prestations sous conditions de ressources comme le RMI (Revenu minimum d’insertion, ancêtre du Revenu de solidarité active) venant amortir l’incapacité du système assurantiel de la Sécurité sociale méticuleusement démantelé depuis sa création en 1945. Une logique d’assistance visant à protéger les plus démunis plutôt qu’à égaliser les droits sociaux, s’est donc développée. On sait pourtant que ce chemin n’est pas inéluctable puisque les pays scandinaves ne l’ont pas emprunté et ont continué d’assurer à leurs peuples des aides relativement généreuses et visant l’égalité. Comment expliquer qu’historiquement, en France, la solidarité semble s’être ainsi délitée au profit du moi-roi et de la notion d’assistanat ?

La France a ceci de particulier qu’elle continue à croire et à revendiquer l’universalité et l’égalité, alors même que le système de protection sociale y est profondément dualisé entre l’assistance qui se développe et l’assurance qui se rétrécit. Les années 1980 ont vu la création de prestations sous conditions de ressources venant amortir les défaillances du système assurantiel de la Sécurité sociale. Ce diagnostic est correct et il faut en tirer toutes les conséquences, intellectuelles et politiques, qui s’imposent. Pendant la période de l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale, les instruments de Sécurité sociale, notamment les prestations familiales, ont eu un rôle de solvabilisation des ménages, ouvriers notamment (le rationnement dure jusqu’en 1949 — la fin de la guerre ne signifie aucunement la fin des souffrances des parties les plus modestes de la population). Ensuite, l’expansion de ces systèmes, avec les retraites notamment, a pour effet de sortir les personnes âgées de la misère et de faire rentrer des parties croissantes de la population dans l’orbite du salariat protégé. Tout n’est pas idéal, mais on peut croire en l’avenir car celui-ci est porté par le développement et l’extension de protections collectives.

Calais en 2016
© Philippe Huguen/AFP/Getty Images

Ce qui se passe autour des années 1970 et 1980, c’est, là aussi, un changement de dynamique. Le chômage, bien sûr, précipite une partie de la population dans une insécurité radicale, remettant en cause les acquis des décennies précédentes. La précarité change la forme de l’emploi elle-même. Beaucoup de gens sortent des cadres du système de protection sociale, le capitalisme se financiarise, l’économie se mondialise, le maintien de la France dans les cadres européens donne à la modernisation de l’appareil industriel l’apparence d’un “destin” et installent “l’évidence” du chômage et de la pauvreté. Les réactions morales de la société, à travers les associations, seront relayées par les pouvoirs publics. Le problème est que, à la différence des pays nordiques, ce n’est pas un renouvellement du projet égalitaire qui a eu lieu mais un colmatage “au rabais” d’institutions de Sécurité sociale qui ont de plus en plus de mal à couvrir la population. Et le caractère collectif des risques est de plus en plus remis en cause : les chômeurs sont sommés de se prendre en main ; les classes populaires d’accéder à la propriété ; chacun de créer son emploi à travers l’entrepreneuriat. Un nouveau régime normatif (de nouvelles règles du jeu social) s’est mis en place. C’est dans ce contexte que des politiques d’assistance, fondamentalement républicaines dans leur esprit, ont pris une signification négative dans une partie de l’opinion. L’attitude des classes populaires est ici particulièrement importante : celles-ci sont fragilisées économiquement (mais aussi dans les appareils de défense intellectuel et politique dont elles pouvaient disposer) mais peuvent se retourner contre les “assistés” dont elles estiment qu’elles ne jouent pas les règles du jeu (travailler, etc.)

« La France a ceci de particulier qu’elle continue à croire et à revendiquer l’universalité et l’égalité, alors même que le système de protection sociale y est profondément dualisé entre l’assistance qui se développe et l’assurance qui se rétrécit. »

La non-réaction du peuple pour défendre ses droits sociaux est-elle liée à un sentiment de culpabilité acquis par des années de matraquage des médias et politiciens libéraux ou bien plutôt à l’état de choc perpétuel dans lequel est maintenu le peuple pour se sentir impuissant, tel que l’a décrit sans le vouloir un ancien ministre des finances néo-zélandais en 1989 ?

La question que vous posez renvoie, de mon point de vue, aux racines et aux formes, multiples, de la dépossession vécue et ressentie par les peuples dans de nombreux pays. Cette dépossession est en effet économique et sociale puisque ce dont sont dépourvues les classes populaires, les plus démunis mais aussi de nombreux segments des classes moyennes, c’est la possibilité d’accéder à une situation stable, sinon une amélioration de leurs perspectives. L’absence de prise sur le futur est un des éléments les plus cruciaux du malaise actuel. Des individus et des groupes dépourvus de ces repères sont manipulables et il est possible de détourner leurs passions des véritables causes de leur maux pour qu’elles visent des groupes déjà vulnérables et sur qui une présomption de culpabilité pèse. C’est ainsi que des discours contre l’assistanat se sont développés, au point d’engendrer de véritables paniques morales dans de nombreux pays, y compris le nôtre. Cela renvoie aux dimensions idéologiques de la dépossession des citoyens des grandes démocraties occidentales : l’autonomie, qui était au cœur du projet de ces sociétés entrées dans la modernité, est devenue une norme sociale de conformité à un ordre économique et à une individualisation de la représentation de son destin, que celui-ci soit celui d’un “gagnant” ou d’un “perdant”. Il y a une forme de ressentiment, mélange d’envie et de mépris, qui se diffuse et touche de larges pans de la population. Ce ressentiment est corrosif vis-à-vis de toute forme de solidarité.

« L’absence de prise sur le futur est un des éléments les plus cruciaux du malaise actuel. »

Là où la République fait défaut, il semble que notre tendance “naturelle” à l’entraide ou notre reconnaissance “innée” de notre situation d’interdépendance entre humains continue coûte que coûte de s’exercer. Alors, faut-il remédier à l’augmentation de la misère en défendant les institutions comme la Sécurité sociale qui sont là pour rendre les individus moins dépendants des aléas du marché à l’échelle nationale ou plutôt en visant l’autonomisation des individus en leur donnant les moyens de s’autogérer et de s’entraider à une échelle plus réduite comme au Chiapas mexicain par exemple mais aussi comme on l’observe dans le milieu associatif plus généralement ?

Les deux propositions ne s’excluent pas. D’abord parce que les marges inventent toujours, que ce soit par choix ou par contrainte, que cette contrainte soit économique, politique, culturelle ou sociale et bien souvent il est difficile de différencier ces aspects tant l’exclusion est multidimensionnelle. Il se passe dans ces zones de vulnérabilité des choses qui sont bien souvent à l’avant-garde de l’évolution des sociétés. Néanmoins, si l’on se contente de valoriser l’autogestion, on perd de vue que tous les individus ont besoin de protections et que, dans notre société, les protections passent par des institutions. Il faut donc faire en sorte que celles-ci soient les plus universelles possibles et les plus ouvertes à leur transformation permanente au regard des nouveaux enjeux qui émergent dans la société : l’écologie, les migrations, pour ne prendre que deux des enjeux qui obligeront à une redéfinition des formes de solidarité au XXIe siècle.


Article initialement paru le 26 mai 2018 sur Le Comptoir, avec la participation de AU RL

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