Si le Covid-19 nous a prouvé quelque chose, c’est qu’une véritable peur émerge lorsque la mort semble se rapprocher. Cette immense peur de la fin semble également diriger la plupart des projets dits « transhumanistes » – se rendre sur Mars, se battre contre la faillibilité de nos corps et le passage du temps et, par-dessus tout, être immortels. Stephen Jenkinson est un philosophe – un activiste culturel comme il aime à se définir – qui a longtemps travaillé à Toronto (Canada) dans la « profession de la mort », suivant l’expression qu’il utilise pour décrire l’accompagnement aux mourants. Dans son livre le plus célèbre, « Savoir mourir » (« Die Wise »), il défend le fait que savoir mourir est « une obligation morale, politique et spirituelle que nous avons envers nos ancêtres et nos descendants. » Dans une culture qui est « thanatophobe », apprendre à parler le langage du deuil, ou à avoir le cœur brisé, reflète notre capacité à « en avoir quelque chose à faire », et peut-être également, à être humains.
Alizé LJ : Quand j’avais 14-15 ans, je voulais que ma maman se fasse vérifier la poitrine pour détecter la présence ou non de cancer du sein. Cela correspondait à la publicité en vogue à l’époque – c’est ce qu’en tant que femme, on se devait de faire et, si on le faisait pas, c’était irresponsable de notre part. Et elle refusait de le faire. Des années plus tard, j’ai commencé à comprendre qu’il y avait peut-être deux façons de comprendre cette posture : quand elle mourra, elle ne veut pas que ça ait lieu dans un contexte médicalement assisté ; et peut-être ne veut-elle pas savoir qu’elle sera en train de mourir quand elle mourra effectivement. Et peut-être, existe-t-il un genre d’ancienne sagesse dans cette dernière hypothétique posture : les guérisseurs, les hommes·femmes-médecine, les chamans sont tous connus pour être capables de provoquer la mort de manière psychosomatique. Et ceci est reconnu par la médecine moderne sous le nom d’effet nocebo. En ce sens, peut-être que ne pas vouloir savoir qu’on meurt lorsqu’on meurt effectivement est une manière de se « protéger » soi-même (ou les autres) de sa propre mort. Je sais que vous avez une autre compréhension de ce genre d’évitement à reconnaitre que les gens sont en train de mourir dans notre culture – la nord-américaine pour vous, ouest-européenne pour moi.
Stephen Jenkinson : Parler d’évitement est l’une des manières dont la posture peut éventuellement être définie. Beaucoup de choses ressemblent à une forme de répulsion sans nécessairement l’être. Je vous donne un exemple. Tâchez d’imaginer le nombre de fois qu’une femme dont le mari est en train de mourir est venue me voir secrètement pour me dire qu’il est extrêmement difficile pour elle qu’il ne lui parle pas du fait qu’il est en train de mourir. Il ne le reconnait pas vraiment, ni ouvertement. Il ne se comporte pas avec elle d’une manière qui montrerait que ce qui est en train d’arriver est effectivement en train d’arriver. C’est en tout cas l’interprétation qu’elle en a. Ce qu’elle me demande, en gros, c’est : « Pourriez-vous intervenir et ouvrir le robinet ? » Sa manière de comprendre ce qu’il se passe, évidemment, c’est qu’il refuse de parler – c’est comme ça qu’elle définit la situation. Et je ne suis pas convaincu que ce qu’elle perçoit est réellement ce qui est. Je sais que c’est comme ça qu’elle le qualifie mais je lui suggérerais la possibilité suivante.
On dit que les hommes – ou la plupart des hommes – possèdent quelque chose qui s’appelle le « gène pourvoyeur » qui correspond à un genre de câblage, ou à un genre d’instinct primordial pour subvenir matériellement et substantivement aux besoins des personnes envers et pour lesquelles ils se sentent responsables. Il s’agit d’un acte de traduction. Il ne s’agit pas de l’expression directe d’un sentiment personnel – cela correspond plutôt à un moyen choisi pour exprimer leur dévotion et leur désir d’assumer cette responsabilité.
« Votre compréhension de l’amour est l’une des premières victimes lorsque vous réalisez que vous êtes est en train de mourir. »
On peut réduire l’importance de ce paramètre. On peut l’interpréter comme étant un problème avec le matérialisme. Ou bien, on peut essayer d’explorer la motivation sous-jacente ici. Imaginons que ce « gène », ce système de circuits existe effectivement de telle sorte qu’il n’est pas négociable et qu’il est vraiment présent. Celui-ci s’exprime au cours d’un travail de traduction. À présent, l’homme porteur de ce gène est en train de mourir, sa capacité future à subvenir aux besoins réduite à néant, presque entièrement disparue et la possibilité actuelle et continue de subvenir aux besoins est quasi nulle elle-aussi. Que lui reste-t-il de l’ancien répertoire qui lui permettait d’assurer une vie sûre et substantielle ? Il fait l’équation. Et je ne dis pas que le calcul soit fait sans « erreur ». Mais ce que je suggère à cette femme, et à vous aujourd’hui, c’est que l’une des choses que cet homme tâche de faire à ce moment-là, c’est de continuer à traduire son « gène pourvoyeur » sans avoir beaucoup de marge de manœuvre. En gardant sa mort à distance d’elle, il agit selon la même séquence d’obligations avec laquelle il agissait auparavant lorsqu’il travaillait, économisait de l’argent, etc.
Évidemment, tout ça n’est absolument pas convaincant pour elle en premier lieu, parce qu’elle veut qu’on s’adresse à elle en ses propres termes – dans le langage de l’expression rationnelle et émotionnelle. Ce qu’elle reçoit à la place est une interprétation secondaire qui est traduite de manière alambiquée. À ses yeux, ça ressemble à de l’évitement alors que pour lui, c’est de la protection.

Ceci est une manière de dire que ces choses ne sont pas, en soi, nécessairement des comportements d’évitement ou de refus. Le non-désir d’une mère de s’engager dans ce genre de problématiques et de les affronter avec sa fille qui grandit ne correspond peut-être pas au simple refus d’une réalité future. Ça peut tout aussi bien refléter un comportement maternel. Et je pense qu’il est plus important de comprendre le geste que de tenter de le défendre ou de le diminuer. Il est plus important de comprendre non seulement ses motivations mais aussi sa sémantique, c’est-à-dire la sémantique du geste, la sémantique du répertoire.
Dans la partie anglophone de l’Amérique du Nord, nous comprenons l’amour, ou le dévouement protecteur, comme, en gros, une diminution ou une gestion des risques et du danger. Ainsi, lorsque mourir devient une réalité – ce qui ne nécessite pas obligatoirement un diagnostic terminal, cela peut tout aussi bien être une réalité indubitable subitement réalisée, une réalisation existentielle plutôt que le pronostic d’un médecin en blouse blanche – un énorme défi est placé sur l’ancien répertoire de l’amour et du dévouement. L’amour et le dévouement ne peuvent pas continuer à être modulés principalement en termes d’actes de protection, de gratification, d’alimentation et d’accompagnement de la personne que vous tentez de protéger. Votre compréhension de l’amour est l’une des premières victimes lorsque vous réalisez que vous êtes est en train de mourir. C’est en tout cas ce qui arrive lorsque les choses fonctionne correctement. L’ancien répertoire de l’amour est dépassé sans que personne ne désire que ce soit le cas.
En général, la réponse de la plupart des gens est d’essayer de réinvestir l’ancien répertoire de l’amour de tel sorte qu’il reste immuable dans un moment de mutation. Mais c’est en fait un musée que l’on construit autour de l’amour lorsque l’on tente de le préserver dans son état pré-morbide immaculé. Vous voyez ce que je veux dire ?
Oui, on embaume notre amour si on ne laisse pas la mort le changer.
Ce que je défends ici en réalité, c’est que l’amour est ce qui doit changer en premier lieu pour pouvoir aimer les réalités qui accompagnent la mort. Sans ça, on ne peut pas aimer une personne mourante – à la place, on aime une personne en dépit de sa mort. On ne peut pas sous-estimer les conséquences d’une compréhension agonisante de l’amour. On doit apprendre à aimer d’une manière tout à fait hors du commun.
La dernière fois que j’ai vérifié, non seulement personne ne parle de cela mais surtout, personne ne l’enseigne, personne ne le défend, et personne ne le pratique sur le front. Je ne devrais pas dire « personne » mais en tout cas, personne dont je n’ai entendu parler. Il s’agit donc d’une compréhension très peu commune où l’idée, dans le fond, est que l’on doit être toujours plus rigide dans notre compréhension de l’amour pour pouvoir y être fidèle.
Qu’en est-il quand c’est le contraire ? Qu’en est-il quand ce sont les personnes vivantes, celles qui ne sont pas encore en train de mourir, qui ne veulent pas admettre que la personne mourante est en train de mourir ?
La majorité des situations ne ressemble pas à celle que je viens juste de vous décrire. J’ai parlé jusqu’ici de l’infime minorité de personnes qui s’engagent activement dans ce processus. Mon expérience m’a montré que la majeure partie des gens évitent de parler de la mort pour la simple et non-héroïque raison qu’ils n’ont ni la capacité ni le désir de le faire, et qu’ils ont en plus cette croyance très bizarre en un mot-vaudou. Ceci est étrange parce qu’en terme général dans l’Occident rationnel et humaniste dont l’Amérique est un produit, on est essentiellement inanimistes. Dans tous les sens imaginables que peut revêtir ce terme, c’est ce que nous sommes. Je ne le suis pas. Mais je suis entouré de personnes qui le sont. Et ce sont d’ailleurs surtout des inanimistes qui sont attirés par ce que je fais.
« Il n’y a pas d’athées dans les tranchées. »
Aphorisme cité dans The Griefwalker (documentaire de Tim Wilson sur S. Jenkinson, 2008)
Je parle en tant qu’animiste à des gens qui n’ont aucune compétence animiste. Mais, en dépit du genre d’inanimisme qui est depuis longtemps prédominant, les gens peuvent atteindre certaines expériences paroxystiques – comme ils aiment les appeler aujourd’hui –, certains moments intenses, qui remettent en question leur inanimisme. Qu’est-ce qu’il se passe dans ces cas-là ? Ils deviennent instantanément animistes, sans qu’ils n’en aient fait l’expérience auparavant, et sans même qu’ils n’aient l’intuition qu’ils auraient eu besoin de le faire. En l’espace d’un instant, le langage devient réel, la possibilité de jeter des sorts est réelle, la soi-disant sorcellerie est réelle et le paganisme est réel. Et non seulement le langage devient-il réel mais il a un effet, il est dangereux et il est là, ici et maintenant. Que fait-on quand cela arrive ? Généralement, on évite de parler de la chose parce que si on n’en parle pas, il n’y a pas de chose.
Il s’agit là d’une croyance fonctionnelle. Ce n’est pas une croyance idéologique. C’est une croyance défensive, proche d’une croyance qui aurait été induite par un trauma, mais qui reste néanmoins une croyance. C’est une nouvelle religion. C’est une religion d’un mot-vaudou dans laquelle si on le dit on le rend plus vrai que si on ne le dit pas. L’idée ici, c’est que si on ne le dit pas, le résultat sera positif.
Je n’ai cependant jamais entendu personne demander s’il y avait éventuellement une conséquence négative à ne pas le dire. Il y a un angle mort ici : la notion selon laquelle les choses qui ne sont pas dites n’ont pas de présence, pas de sens, pas de réalité. Dans les faits, les choses non-dites ont au moins autant de conséquences que les choses qui sont dites. On le sait très bien dans nos vies romantiques. On attend que certaines choses soient dites et elle ne le sont pas. On les entend ne pas être dites. Elles ont une conséquence. Il y a une présence à cette absence et il y a une conséquence à cette absence.
Je comprends dans quelle mesure ce comportement est guidé par une culture qui se perçoit elle-même comme éternelle et qui refuse de mourir. Non seulement elle n’a pas de dieux, mais elle se prend elle-même pour son propre Dieu. Nous vivons une époque où c’est la « fin de l’histoire » (Marx). C’est Le meilleur des mondes (Huxley). Ce qu’ils ont fait dans le passé est mal, les gens vivaient dans la misère, ils étaient illettrés, ils ne savaient rien. Nous savons mieux et nous savons plus. L’avènement de cette culture très particulière a toujours été accompagné par la science médicale, qui considère que la mort est la conséquence de son échec. La mort est perçue comme un événement extérieur, quelque chose qui nous est imposé et qui ne devrait pas être. Pour moi, cela démontre l’existence d’un écart très grand entre ce que sont la vie, la nature et nous-mêmes, et la mesure dans laquelle nous sommes devenus inanimistes comme vous le qualifiez avec justesse. Si nous sommes les seules créatures qui ont une conscience, c’est au prix de notre âme. Comment en est-on arrivés là ?
C’est une question au sujet de laquelle il est très utile de s’interroger, bien qu’on doive être conscients, en quelque sorte, de la tension temporelle de notre interrogation. Lorsque les gens me demandent « Comment en est-on arrivés là ? », en général, je crois qu’ils parlent de la période temporelle qui correspond au cours de leur propre vie. Ils impliquent que cela a dû avoir lieu au cours du temps qu’ils ont passé dans ce monde. Sinon, ce serait difficile de dire « on ». On dit plus vraisemblablement « ils » à propos des individus d’époques anciennes, comme s’il n’existait pas de véritable continuum. Comme si, une fois que la faute a été localisée dans les générations du passé, on en ressortait plus propres qu’on ne l’était, et on pourrait s’asseoir à la droite de Dieu, et de l’Histoire, etc., en plaçant ainsi du côté gauche, le côté siniestra [ndt : gauche en espagnol, mais aussi sombre, funeste] les méchants des temps passés. Qui est d’accord pour revendiquer ses mauvais ancêtres ? Qui veut avoir un ancêtre nazi ? Personne ne le souhaite mais beaucoup d’entre nous en ont un quoiqu’il en soit. La filiation n’est pas une conséquence inévitable de la procréation. Pour moi, avoir un lignage n’est pas une proposition génétiquement déterminée. Avoir une ascendance est la conséquence de certains gestes socio-culturels tout à fait délibérés.

Autrement dit, ce qui fait de vous un ancêtre n’est pas le fait que vous soyez mort. Les chances sont toutes aussi grandes pour qu’en vertu de votre mort, on fasse de vous un spectre plutôt qu’un ancêtre. Pour acquérir le statut d’ancêtre, vous devez être revendiqué par les vivants. Sans ça, vous n’avez aucune chance de devenir un ancêtre.
On pourrait dire que ce sont les vivants qui sont dans le business de la fabrication d’ancêtres. Et pourtant, pensez à toute l’aliénation que représente cette justice sociale dans laquelle les individus se donnent tout le mal du monde à s’éloigner le plus possible de leur douteuse ascendance et à accueillir avec la plus grande ardeur possible la partie de leur lignage qui a historiquement eu la vie dure, qui a historiquement été privée de ses droits, qui a historiquement été sous-privilégiée, etc. Ce sont les individus dont ils veulent être les héritiers aujourd’hui.
Au nom de cette partie de « votre » ascendance que vous désavouez, voici la question à propos de laquelle je m’interrogerais. S’il existe quelque chose qui relève de la conséquence réelle entre les vivants et les morts, s’il existe un désir de la part des vivants d’avoir une ascendance qui fera de vous un ancêtre, s’il est vrai qu’il existe un genre d’aller-retour, un genre de système de réciprocité qu’on ne prétend pas vraiment comprendre mais qui a des conséquences pour nous quoiqu’il en soit, alors quelle incidence croyez-vous qu’il y a pour votre ascendance lorsque vous en reniez une partie ? Se pourrait-il qu’il y ait un genre de conséquence rétroactive pour vos ancêtres lorsque vous échouez à les reconnaitre et se pourrait-il que cela ait une quelconque incidence pour vous ?
Votre désir de revendiquer votre obscur héritage soulève une seconde question dont la teneur est la suivante : si votre attention à son égard est, en quelque sorte, rédemptrice, ou restauratrice, ou nourrissante – et je suggère qu’elle le soit – alors, selon vous, qui nécessite le plus votre soin ? Vos mauvais ancêtres ? Ou vos bons ancêtres ? Lesquels, selon vous ? Voulez-vous faire partie du business rédempteur tant que vous le pouvez encore, tant que vous êtes encore une personne vivante avant que vous ne deviez vous-même dépendre des vivants ? Est-ce que c’est ce que vous voulez ? Si c’est le cas, vous devez comprendre que la conséquence de votre désaveu de vos mauvais ancêtres multiplie les conséquences qu’impliquent votre mauvaise ascendance. Votre reniement les obscurcit et les propage. Ce que vous devriez plutôt être en train de faire est étendre les branches spirituelles du couloir de la restauration et de la réconciliation jusqu’à cette partie de votre ascendance qui a fait le plus de mal dans le monde. Cela aura une conséquence sur le temps présent, j’en suis absolument convaincu.
Alors, qu’est-ce qu’il s’est passé ? Tout ça s’est passé, ou tout ça ne s’est pas passé.
Selon la vision plus dynamique de l’histoire enregistrée, ou de l’histoire officielle, l’Amérique, qui est le seul endroit à propos duquel je devrais raisonnablement m’exprimer, est la conséquence d’une migration spontanée et principalement involontaire. La plupart des gens n’avaient pas l’intention de tout abandonner derrière eux – ce n’était pas l’idée qu’ils se faisaient du meilleur des scénarios possibles mais c’est devenu, pour certains, involontairement, le seul scénario possible. Mais, cela ne fait pas d’eux des personnes bien ou des personnes éprises de liberté ou encore des personnes capables de vivre « librement ». Ce n’est pas ce qu’il s’est passé. Si on observe simplement le comportement des Européens lorsqu’ils sont arrivés ici, on voit très clairement qu’ils n’étaient pas emplis des notions de liberté, d’égalité ou de fraternité. Il n’est pas certain que ces concepts étaient inscrits en grosses lettres dans leur manifeste. Et je pense qu’ils n’y figuraient même pas, en toute honnêteté.

C’est ce que le Covid-19 nous a d’ailleurs démontré très clairement : les conséquences incontrôlées des choix que nous avons fait, historiquement certes, mais aussi lors de notre vivant.
J’aime ce que vous dites dans Die Wise à propos d’une culture sans-toit ou exilée et comment cela est en lien avec le fait de n’avoir qu’un seul Dieu.
Qu’est ce qui vous plait là-dedans ?
L’idée selon laquelle les gens qui n’ont qu’un seul dieu ne tolèrent pas les gens qui en ont plusieurs. L’intolérance qui accompagne l’idée de l’Unique. Et le fait que les gens qui ont plusieurs dieux acceptent ceux qui n’en ont qu’un seul.
Incroyable, non ? Les personnes monothéistes sont convaincues que le monothéisme est divin et le polythéisme est diabolique. Les gens qui ont plusieurs dieux ont une compréhension différente de ce dont le divin est fait. C’est dans la multiplicité, la variance, la divergence, ou dans la diversité que le divin se manifeste. Ils comprennent probablement le monolithe comme étant une addition malencontreuse et peu séduisante à leur compréhension panthéiste. Pour plaisanter, je raconte parfois l’histoire des personnes polythéistes disant : « Nous avons à présent le dieu qui pense qu’il est le seul, on n’avait pas ce type-là avant ! Génial, maintenant on est au complet. » J’essaye de dire ça d’une manière drôle mais évidemment, la succession d’évènements historiques que cela implique n’a rien de drôle, elle représente une catastrophe ininterrompue.
Je voudrais attirer votre attention sur le poème d’un poète irlandais décédé récemment du nom de Seamus Heaney. Il l’a écrit pour Amnesty International dans les années 1980. Il s’appelle Depuis la République de la Conscience. C’est un remarquable poème en trois sections mais le passage auquel je pense est celui où il décrit les obligations afférentes à un personnage public élu dans un endroit mythique qu’il appelle la République de la Conscience :
« Lors de leur investiture, les dirigeants officiels doivent jurer de respecter la loi inexprimée et pleurer pour expier leur prétention à assumer ces fonctions – et affirmer qu’ils savent que toute la vie provient du sel des larmes versées par le dieu du ciel lorsqu’il a rêvé que sa solitude était infinie. »
Il parle du monothéisme. Et le plus incroyable, c’est que l’auteur est un catholique irlandais qui a revendiqué son catholicisme toute sa vie. C’est pourtant une pensée tout à fait non-catholique. Il y a quelque chose là-dedans qui a survécu son catholicisme et est passé au travers de sa plume.
Et vous avez aussi cette idée qu’un dieu universel est un dieu exilé, un dieu qui n’a pas de racines, ce n’est pas le dieu de l’eau de tel lieu en particulier.
C’est dans l’essence du divin d’avoir des spécificités locales, d’être indigène et enraciné. Il n’existe aucun dieu qui n’ait pas une telle appartenance. Un dieu désincarné ou délocalisé est un dieu ectopique. Et on sait ce qui arrive aux femmes en cas de grossesse ectopique. Qu’est-ce qu’il advient donc du monde lorsqu’il est en présence d’un dieu ectopique ?
Il saigne et il n’en naitra grand chose.
Il ne donnera peut-être pas naissance du tout mais s’il le fait, ce sera à quelque chose défiguré et monstrueux. Parce que ce dieu est en guerre contre le monde plutôt qu’il en est son principe fondateur.
Je perdais mon temps sur Internet, sur Youtube, il y a quelques semaines de ça, et j’ai entendu une chanson dont les paroles m’ont stoppé net. J’ai cherché la version écrite et c’était bien ce que je pensais avoir entendu : « Tu pensais que Dieu était un architecte, maintenant tu sais – Il est une grenade prête à exploser – Et tout ce que tu as construit, comme un écran de fumée disparait avec la bombe – Vingt-quatre images par seconde. » Pour référence, 24 images par seconde, c’est la cadence des images dans les films. Autrement dit, il parle de choses qui ont lieu instantanément. Qui a ce genre de compréhension de Dieu – d’un dieu vengeur, explosif, vitupérant ? Qui a ce genre de compréhension du divin ? Ça n’a pas grand chose de divin je crois. C’est une compréhension très humaine de ce dont Dieu est capable. Une bombe prête à exploser. Et, étant donné ce qu’il se passe en Ukraine en ce moment, ce n’est pas la meilleure analogie qu’on puisse produire pour décrire dieu.
Il y a une autre phrase de chanson qui dit quelque chose similaire. C’est un morceau de Radiohead : « Nous sommes des accidents attendant de se produire. » C’est comme si notre compréhension de Dieu correspondait à la compréhension que nous avons de nous-mêmes.
Je suggérerais quelque chose d’un peu plus complexe. Notre compréhension de Dieu correspond à nous-mêmes désirant penser – désirant principalement, sans trop penser. Donc à chaque fois qu’on imagine Dieu, on devrait se voir principalement dans l’acte de conception et on ne devrait pas tellement chercher à voir Dieu là-dedans. En faisant ça, on peut imaginer Dieu nous regardant et disant « Ah c’est ce que vous pensez, ça vient pas de moi ! »
Je m’interrogeais à propos de ce qui fait de nous des êtres-humains. On dit qu’on est des êtres-humains. Ça me fait penser à ce que vous dites à propos de mourir : c’est une action, pas quelque chose qui est inné. Si être humain est un acte, en quoi cela devrait-il consister de le devenir ?
On a ce mot en anglais human. Quand les anglophones utilisent ce mot, ce n’est pas quelque chose qui est négociable. Dans ce contexte, considérer qu’on puisse en discuter le sens devient presque monstrueux, possède un relent de Seconde guerre mondiale, terrible, diabolique, un truc anti–ONU, démoniaque, etc. Il est cependant tout à fait possible d’employer ce mot et de réfléchir à propos de celui-ci sans que cela implique pour autant de massacrer des gens.
Lorsqu’on dit d’un être qu’il est humain, est-ce qu’on entend par-là inévitablement humain ? Est-ce qu’on veut dire naturellement humain ? Est-ce qu’on veut dire humain sans qu’il puisse en être autrement ? Est-ce qu’on veut dire humain de manière permanente et indélébile ? En terme général, dans la tradition humaniste occidentale, humain signifie tout ça à la fois. Et si c’est vraiment le cas – si on n’a rien à faire pour être humain, si on doit juste être fait et à partir de là on est humain jusqu’à la fin ou au-delà –, alors pourquoi possède t-on le même mot sous la forme d’un adverbe et d’un adjectif ?
Humainement, de manière humaine.
Ça devrait vous rendre inconfortable immédiatement parce qu’il est tout à fait clair qu’avec l’ajout de ce second mot, on fait apparaître une certaine possibilité que l’on ne souhaite pas tellement reconnaître ou à laquelle on ne croit pas vraiment mais à laquelle on est parfois réduits quoi qu’il en soit. Si vous utilisez le mot humainement, vous reconnaissez une possibilité que le mot humain ne reconnaît pas. De quoi s’agit-il ? Il s’agit du fait qu’il est possible pour les humains d’agir inhumainement et c’est d’ailleurs ce qu’on voit aujourd’hui. Si c’est le cas – et il semble effectivement que ce soit le cas – alors humain n’implique pas la liste des choses que j’ai décrites il y a quelques minutes de ça. Ou bien, être humain implique la possibilité de ne pas être humain, ce qui constitue un étrange critère, n’est-ce pas ?
Lorsque vous cessez de vous comporter de manière humaine, êtes-vous toujours un humain ? Est-ce que notre façon de nous comporter avec vous est maintenue selon les mêmes critères de compréhension ? Ceci représente un immense défi. Évidemment, les gens pensent immédiatement à Hitler et demandent : « Était-il humain ? » J’imagine que si vous êtes le Dalaï-Lama, vous répondrez probablement par l’affirmative mais si vous faites partie de la Knesset israélienne vous répondrez probablement par la négative, et il existe une myriade de postures entre ces deux-là.
Voyons voir si je peux ajouter ma petite contribution aux démentes réflexions sur la signification de ce mot. J’ai écrit un livre sur les anciens qui s’appelle Come of age [ndt : Arriver à maturité], et il ne se vend pas très bien, parce que c’est un bon livre et qu’il remet beaucoup de choses en question. Die Wise se vend deux fois mieux. Pourquoi ? Parce que savoir mourir est sexy en ce moment. Arriver à maturité ne deviendra jamais sexy, pas au cours de ma vie, ni de la vôtre. L’idée d’être un ancien est très séduisante. Mais il n’existe pas d’anciens séduisants, pas vraiment.
« Pour atteindre un genre de profondeur, d’importance, et de valeur en tant qu’être-humain, on a besoin d’être renforcé par l’amoindrissement. »
Comment devient-on un ancien ? Il me semble que les anciens se font de la même manière que le vin est fait. Le vin commence sa vie avec, disons, 500 litres de jus de raisin, et quelques années plus tard, grâce une magique alchimie, on obtient du vin. Dispose t-on au bout du compte des mêmes 500 litres qu’on avait au départ ? Je suis quasiment sûr que la réponse est non. Pourquoi donc ? Parce que pour que le vin puisse atteindre sa profondeur, il diminue en volume – et ceci est aussi valable pour les gens. Pour atteindre un genre de profondeur, d’importance, et de valeur en tant qu’être-humain, on a besoin d’être renforcé par l’amoindrissement.
Lorsqu’on est en présence d’une habitude culturelle qui considère que ses ennemis sont la limite, la fragilité, la fin et la perte, et partir, et toujours, et mourir, et la mort ; on obtient une culture qui perd sa capacité à produire des anciens. Les anciens deviennent des échecs plutôt qu’ils ne sont renforcés par l’amoindrissement. Ils sont simplement des gens qui ne sont plus capables, c’est ce qu’ils deviennent. Ils se reposent silencieusement dans un coin avec leurs couches, et c’est tout.
Ce qui nous rend humains est la manière dont nous traitons nos fragilités, nos limites et nos fins. Et si on trouve un moyen d’être en bons termes avec ceux-ci, il y a de grandes chances que notre capacité à être humains soit renforcée et ait des conséquences réelles pour les gens qui nous entourent. La mesure dans laquelle on résiste, on combat ou on refuse nos fragilités, nos limites et nos fins équivaut à la mesure dont notre âge moyen est prolongé de manière non-naturelle, voire même obscène. Et c’est une vraie question à mes yeux de savoir si les individus qui font la guerre aux limites peuvent ou non encore être appelés humains.
On les appelle transhumains.
On doit trouver un nouveau langage. Ça n’aura probablement pas lieu au cours de votre vie, mais au cours de celle des individus qui viendront après vous ; il y aura un genre de drogue merveilleuse – ils ne l’appelleront pas drogue, il l’appelleront sérum ou quelque chose dans le genre – que vous pourrez prendre et vous ne mourrez pas. Ils vont devoir trouver un nouveau mot pour décrire ces gens-là parce qu’il n’est pas certain qu’ils seront humains. Sans la capacité à mourir, on peut se demander si la capacité à être humains survivra.

Comment déterminer ce qui relève d’un genre d’ordre naturel des choses et ce qui, à l’inverse, ne devrait pas nécessairement avoir lieu ? Quelles sont les choses qu’on devrait simplement accepter parce que c’est la manière dont les choses sont et quelles sont celles qui pourraient être différentes, sur lesquelles; peut-être, on peut agir ? Agir sur ces dernières, est-ce ce que vous appelez une obligation ?
Commençons par la dernière partie de votre question en premier. L’étymologie du mot obligation est très illustrative à ce sujet. La racine est lig ; on la retrouve dans ligament, ou dans le verbe aligner.
C’est aussi dans religion.
Oui, religion est un autre de ces mots.
Obligation signifie aligner temporairement des choses qui étaient auparavant disparates. Et, en vertu de cet alignement temporaire, certaines choses sont à présent possibles ; et celles-ci n’étaient pas possibles avant que l’alignement n’ait lieu. Religion signifie le faire de nouveau. Il est très important de noter qu’il s’agit d’un alignement temporaire. Mécomprendre cette impermanence revient à convertir l’obligation en atrophie, en quelque chose qui serait rigide.
C’est ça une obligation. Être amené à être aligner avec des choses avec lesquelles vous ne choisiriez pas nécessairement d’être associés. Il peut s’agir d’autres gens, d’autres idées, d’autres époques, d’autres compréhensions de la vie, etc. C’est ce que représente une obligation. Ce n’est pas quelque chose qui advient contre notre gré. C’est plutôt quelque chose qui ne nous demande pas notre avis. Mais le fait que nous n’ayez pas eu votre mot à dire ne signifie pas que ce soit mal pour autant.
Vous avez utilisé plusieurs expressions ici comme si elles étaient synonymes et il n’est pas certain qu’elles le soient. L’une d’entre elles est « naturelle », l’autre est « qui arrive naturellement », une autre est « inévitable », ou « persistant ». Ce ne sont pas les mêmes choses.
J’ai raconté cette histoire de nombreuses fois. Elle est née dans mon esprit lorsque je travaillais avec des enfants mourants. J’entendais des gens dire de manière routinière « Et le pire dans tout ça c’est que les enfants ne sont pas censés mourir. » Les enfants ne sont pas censés mourir. En tant que réaction à un véritable déchirement, c’est une réponse compréhensible mais, dans tous les sens du terme, c’est inexact. Et même dans le sens dans lequel c’est employé, il n’est même pas exact de dire que les enfants ne sont pas censés mourir, selon la manière dont on traduit « être censés ». Certaines personnes traduisent « être censé » comme « la manière dont les choses doivent être ». Et c’est ce second sens que les personnes avec lesquelles j’ai travaillé utilisaient. Ce que je veux dire par-là, c’est qu’elles venaient au travail tous les jours et ouvraient le grand Livre du « censé être », feuilletaient ses pages et tentaient de trouver les circonstances auxquelles elles étaient confrontées, et évaluaient si ce qui était en train d’avoir lieu était « censé » arriver ou pas. Ce qui est merveilleux à propos du grand Livre du « censé être » est que la plupart des choses qu’il contient correspondent à ce qu’on veut. Les gens évoquent parfois la « volonté divine », ce qui est une autre manière de définir le « censé être ». Et c’est un peu effrayant parce qu’il y a en fait très peu de différence entre la volonté de Dieu et leur volonté, ce qui est loin d’être évident, mais c’est ce qu’implique la définition.
Sur la première page du Livre du « censé être », il est dit « les enfants ne sont pas censés mourir ». C’est inexact. Si « censé être » désigne ce qui arrive tous les jours, ce qui arrive quoi qu’il en soit, alors les enfants sont clairement censés mourir. Faites-vous de votre mieux pour vous assurer que cela n’arrive pas et cela arrive quand même ? Oui. Alors, comment appelez-vous ça ? L’appelez-vous « pas suffisamment d’investissements en recherche et développement » ? Pas assez de vaccins en Afrique ? Qu’est-ce qui doit cesser d’être défini comme une dégradation avant que vous ne puissiez reconnaître que c’est dans l’architecture même des choses que les enfants meurent ? Et si c’est dans l’architecture des choses, et c’est clairement le cas, alors vous devez dire ce qui est : les enfants sont censés mourir autant que chacun d’entre nous est censé mourir, mais certains meurent lorsqu’ils sont enfants. Certains n’arrivent pas à sortir de l’utérus et meurent dans le canal génital. Sont-ils censés mourir ici et là ? Et si c’est ce qui arrive tous les jours, comment le qualifiez-vous ? Le qualifiez-vous de « mauvaise attention médicale » bien que cela arrive dans des lieux où les meilleurs soins médicaux sont disponibles ?

Il est clair qu’il faut que l’on revoie notre compréhension du « censé être » pour qu’il ne corresponde plus à ce qu’on exige, à ce qu’on attend mais qu’il soit plutôt une définition appropriée de « ce qui est ».
Nous possédons une certaine compréhension ici en Amérique du Nord de la fatalité du destin [ndt : destin se dit, entre autres, fate en anglais]. Ce n’est pas une très bonne compréhension, ce n’est pas très sophistiqué mais ça existe. Le destin signifie « il n’y a rien qu’on puisse faire ». Le destin signifie « peu importe ce que vous ferez, cela arrivera quoiqu’il en soit ».
« Maintenant que les dieux ont parlé, qu’allez-vous faire ? »
Ce mot nous vient des Romains. Il provient de fatum, qui est une conjugaison du verbe for et signifie « ce qui est dit » ou « ce qui est prononcé ». Au niveau mythopoïétique, cela renvoie à l’acte de « faire par le langage ». On dirait peut-être aujourd’hui « conjurer », ou éventuellement « incarner par le discours ». Ainsi, lorsqu’ils utilisaient le mot fatalité, ils renvoyaient à « ce qui a été dit, ce qui a été fait par le Verbe, par les dieux. » Ils désignaient par-là les choses que nous appelons aujourd’hui photosynthèse, gravité, ou encore évaporation. Autrement dit, ils renvoyaient à ce qui relève pour nous de la physique ou des éléments chimiques. Le mot fatum ne disait rien au sujet des obligations qui incombent aux êtres-humains pour diriger leur vie. Les dieux ont parlé et c’est le monde dans lequel on vit. Est-ce que le fait qu’il en soit ainsi constitue la totalité de l’histoire ? Non. Quel est le reste de l’histoire ? Maintenant que les dieux ont parlé, qu’allez-vous faire ? C’est ça, le reste de l’histoire. Et elle n’a pas encore été écrite. Et elle est écrite par la manière dont vous vivez. On pourrait donc dire, de manière circulaire, que la nature des choses inclut la rôle non défini à l’avance que vous jouez en tant qu’être-humain. La partie « encore inconnue » que vous apportez à l’histoire.
C’est ce que le mot « éveil » signifie en réalité. L’adjectif « éveillé » [ndt : awake en anglais] est un vieux mot anglo-saxon. Le « é » est une préposition qui signifie « de » et la racine « veille » renvoie à deux choses : c’est l’évènement qui advient après votre mort lorsque vos amis se réunissent et racontent des histoires à votre sujet ; d’un autre côté, c’est le sillage [ndt : wake en anglais] que vous produisez derrière vous lorsque vous traversez une rivière sur une embarcation. C’est exactement la même chose. Cela signifie « ce qui émane de ce que vous faites ». L’adjectif éveillé ne désigne absolument rien de ce que le mouvement New Age croit qu’il désigne. Être éveillé signifie ainsi être amené à une certaine compréhension. Ce n’est donc pas quelque chose qui est déterminé mais c’est quelque chose qui est donné à l’avance. Il signifie que vous participez activement, de façon continue et involontaire au réseau de conséquences qui émane de tout ce que vous faites et de tout ce que vous ne faites pas, de tout ce que vous dites et de tout ce que vous ne dites pas. Et ceci appartient à la nature des choses.
Article initialement paru le 6 mai 2022 sur Le Comptoir
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