Dire « attends » (a-temps), c’est comme demander d’annuler le temps. Impossible et pourtant. Attendre c’est tenter de tendre le fil qui joint deux moments, relie plusieurs êtres, annule de multiples solitudes. Dans l’attente comme dans le plaisir, le temps révèle sa fluidité, sa flexibilité. Il se détend (dé-temps) ou se rallonge (il est plus long). Les pertes de temps comme les moments où on oublie son existence se mesurent à la saveur qui les caractérisent. En dépit de ces expériences communes d’un temps qui n’est pas ce qu’il est, il semble que nous soyons attachés au temps qui passe comme des êtres dans une cage dont ils n’ont même pas conscience.
Nous sommes le passé incarné, nous sommes le futur devenant ancêtre chaque seconde. Si le futur n’a aucune substance, le passé la porte toute entière et le présent, ainsi, rompt les deux dans la combinaison photosynthétique des rayons de soleil voyageant à la vitesse de la lumière.
Le temps mésoaméricain est décompté selon un calendrier, bien mal connu en Europe, qu’on dit « maya », qui est pourtant hérité des Olmèques et était utilisé par tous les peuples de Mésoamérique. Il convoque une conception cyclique du temps – c’est-à-dire un temps qui n’a ni fin, ni origine. Au contraire, se focaliser sur l’origine des choses (le début de la civilisation, la première fois que les sociétés se sont hiérarchisées, le premier homme, la première monarchie) révèle une conception linéaire du temps et donc un dualisme, une opposition (plutôt qu’une conjonction) entre le début et la fin. Selon Françoise Neff, cela correspond par ailleurs à la conception monothéiste d’un dieu antérieur (à la conception du monde) et supérieur (non présent en chaque être mais au-dessus). C’est ce même monothéisme qui conspire à l’espoir (à la croyance) que le paradis ne se situe pas sur Terre mais dans un au-delà (qui est lui aussi antérieur, originel) dont les humains pécheurs ont été chassés à cause de leur curiosité pour la connaissance (ils ont mangé le fruit de l’arbre de la connaissance). Il faut peut-être s’arrêter ici. Tout n’est pas à jeter dans la narration biblique, autre que ses interprétations à visée hégémonique.
Temps dualiste
On retrouve la curiosité et la volonté de connaitre dans le mythe de Pandore qui à l’ouverture curieuse de la boite libère tous les maux sur la Terre ou encore dans la mythologie scandinave où le dieu Odin est amputé d’un œil, qui est le prix à payer pour la volonté de connaitre – la connaissance étant donc toujours une manière partiale et partielle de faire l’expérience du monde. L’étymologie de science indique qu’il s’agit d’un savoir fendu ou qui consiste à fendre pour voir les deux côtés, comme lorsqu’on discerne en plissant les yeux pour voir un peu. Cette vision du monde – cette philosophie – s’inscrit nécessairement dans un univers spatio-temporel, qui est défini par sa capacité à être mesuré, et donc divisé. Descartes, un de ses plus fameux représentants séparait la res extensa (l’étendue ou matière mesurable, dont le corps) et la res cogitans (la pensée, ou l’âme). Si la division est éventuellement nécessaire pour (se) connaitre, il n’en est pas moins nécessaire d’apprendre à réunir les parties pour voir le Tout qui le dépasse largement.
Science :
Provenç. sciensa ; espagn. ciencia ; ital. scienza ; du lat. scientia, qui vient de sciens, part. présent de scire, savoir ; rad. sanscrit, ki, savoir, kāy, remarquer, l’un et l’autre, de chid, pour skid, fendre ; le sens de transition à l’idée intellectuelle est discerner.
La seconde conséquence qui découle d’une conception du paradis (et de Dieu) comme extérieur et antérieur, c’est la capacité à faire naitre l’espoir. Espérer en espagnol se dit « esperar » et le même verbe permet de dire « attendre ». L’espoir, c’est donc ce qui n’est pas, ce qui annule le présent en vue du futur. Il s’oppose par là à la confiance. On ne dit pas à quelqu’un « j’ai de l’espoir en toi » pour le·a gratifier de l’estime qu’on lui porte, ce serait dénigrant, dévalorisant et produirait l’effet inverse d’une reconnaissance. L’espoir empêche de rendre compte de la valeur du présent quand la confiance est au contraire la condition de la vie présente.
La différence entre l’espoir et la confiance tient aussi de ce que le premier est lié à une volonté de contrôle sur le futur : il est lié à la possibilité de prédire, de prévoir et donc à la croyance que tout sera identique aux conditions actuelles ou l’exact inverse ; quand l’autre est plutôt lié à une curiosité, à une volonté de trouver du sens. Alan Watts disait à ce sujet que l’homme est le seul animal qui ait conscience du temps : si cela lui permet un taux de survie plus important, c’est justement parce que ça lui donne le don de prédiction, de prévoir mais la contrepartie à cette faculté est l’anxiété, voire l’angoisse quant à ce qui pourrait éventuellement advenir.
Il faut abandonner l’espoir que les choses puissent changer pour nous donner une certaine sécurité dont nous n’avons pas besoin en réalité – l’espoir est lié à la peur de ce qui est et consiste donc en une idéalisation du présent et du futur, non en un changement radical, ni en la conscience que la réalité est uniquement telle qu’on la conçoit.
Corrélativement, la conception cyclique du temps mésoaméricain n’est pas répétition, elle donne la possibilité à un avenir imaginaire d’émerger dans un contexte donné – par sa contention au sein d’un calendrier défini, elle ne s’encombre pas du contrôle de l’avenir et de la prédiction du futur. Elle admet confier en ce que les choses se donnent et surviennent comme elles doivent se donner et survenir – qu’il y a une raison à tout et de hasard nulle part.
À l’inverse, une vision linéaire du temps est celle qui admet une « préhistoire » et une « fin de l’histoire » (au contraire de la possibilité d’un avenir alternatif) puisqu’elle comprend la conséquence comme le résultat d’une cause, ou de plusieurs, suivant une logique quasi inexorable. La vision du temps comme étant cyclique (qui suit le mouvement d’une spirale plutôt, pourrait-on dire) au contraire comprend l’avènement des choses non comme un continuum direct mais comme la possibilité de surgissement de l’imaginaire.

Science mythologique
Ce qui, selon certains anthropologues comme Mary Douglas (pas moi), distingue la pensée rationnelle de la pensée « primitive », c’est que les seconds ne se rendent pas compte que leur « cosmogonie » relève d’une croyance à laquelle ils souscrivent involontairement plutôt que d’une réflexion à laquelle ils pourraient adhérer en conscience de cause. Si on admet que la science est bien une cosmogonie et donc un système, parmi de nombreux autres, d’explication et de compréhension du monde, on peut se questionner sur la réflexion et la conscience qu’il est permis aux individus de déployer pour y adhérer ou non. La cosmologie faite cosmogonie (faite système) ne relève pas de la pensée magique, elle relève d’une élaboration structurée de la réflexion et de la connaissance sur le sens de la vie humaine, le mouvement des astres, la biologie animale et végétale, la médecine, etc.. Quelle forme de pensée est la plus involontaire en ce sens – la science occidentale ou celle qui ne l’admet pas ? Peut-être ni l’une ni l’autre, la différence se logeant dans la volonté de la pensée scientiste à être la seule légitime à dire la « vérité ». Qui est le « primitif » en ce sens ? Celui qui cherche à comprendre le monde qui l’entoure en le décrivant par des métaphores mythologiques permettant de conter l’indicible, ou celui qui cherche à comprendre le monde qui l’entoure en le divisant, en se focalisant sur sa manifestation spatio-temporelle et en cherchant à l’imposer au reste du monde ?
Cette version « unique » d’une connaissance qui, par là, se croit unifiée est caractéristique du monde moderne. Le mot « moderne » ne renvoyant par ailleurs à rien d’autre que ce qui est uniquement « présent ». Et c’est bien cette version hégém-unique de la réalité qui explique les symptômes de notre époque. Suicide et cancer. Au-delà de la constante hausse d’utilisation du glyphosate et autres substances pesticides qui ne tuent pas seulement la peste mais tout ce qu’elles touchent, l’épidémie de cancer possède également une explication métaphysique. On pourrait parler d’un genre de « karma mondial » si on savait le mal compris karma correspond en réalité plutôt à une interdépendance fondamentale (ou une origine interdépendante) de toutes les formes et de toutes les phases de la vie.
« La cellule cancéreuse est la seule cellule de l’organisme qui est complètement coupée de toute l’information que contient le reste de l’organisme. Elle croit ainsi qu’elle est le dernier semblant de vie existant. Elle ne peut produire sa propre énergie parce qu’elle est trop abîmée. La seule chose qu’elle puisse faire, c’est aspirer l’énergie de tout ce qui se trouve autour d’elle et tenter de se répliquer aussi vite que possible plutôt que de tenter de se guérir. »
Zach Bush, Aubrey Marcus Podcast, 363, mai 2022
De la même manière que des cellules cancéreuses – et ce n’est pas le paradigme actuel qui tend à penser que l’humain est un parasite pour la planète qui dira le contraire –, nous, êtres-humains, sommes trop déconnectés du reste de la nature pour nous soigner. Dans un mouvement quasi-instinctif de survie, nous absorbons toute l’énergie de cette planète aussi rapidement que possible dans l’idée, peut-être, que la véritable raison de nos êtres est l’annihilation des autres. Comme le font les plantes ou les champignons (et ce n’est pas une insulte – au mieux plutôt un moyen de réaliser que nous sommes tous pareils), sentant la fin arriver, nous nous reproduisons aussi vite que possible. Ce sauve-qui-peut général correspond à la perspective inconsciente et faussée, aveugle, que nous sommes les dernières créatures existantes – il semble d’ailleurs que nous tendions à considérer que nous sommes les seules créatures dotées d’une conscience, ou que nous cherchions indéfiniment et infiniment ce qui fait de nous des êtres si uniques, quand, peut-être et finalement, nous ferions bien mieux de chercher quels sont les points de liaison.
Si la « raison » doit ainsi nous apporter quelque chose, c’est la capacité à repérer l’isonomie qui existe entre la plus simple des cellules et la plus grande étoile de la galaxie. Chaque proton qui nous constitue est un trou noir absorbant l’énergie solaire pour la convertir en matière. En ce sens, dépasser le dualisme scientiste dans laquelle la conception linéaire du temps avec son origine et sa fin nous enferme, c’est apprendre à inclure l’humain dans l’environnement dont il dépend et qui dépend de lui. Le rite peut par exemple consacrer cette appartenance et interdépendance. En d’autres termes, transcender le dualisme, c’est faire partie du Tout.

D’un dualisme postulant la nécessité d’une origine et de sa fin, on a créé une cosmovision scientiste qui dicte le vrai du faux, légitime la réalité mais pas une autre. La science a remplacé ce qui était auparavant désigné par l’expression « philosophie naturelle ». C’est de « dualisme » qu’émerge le mot indivi-dualisme. Celui-ci désignerait-il finalement un monde où le dualisme est devenu le « monomythe », l’unique manière de comprendre le monde ?
Il semblerait qu’on ait oublié que la science est donc avant tout une philosophie, c’est-à-dire une manière de décrire une facette de la réalité, non sa totalité et encore moins d’en tirer une « vérité ». La philosophie a pour condition la spéculation. En anglais, le joli mot pour désirer savoir, c’est « wonder », qui signifie aussi s’émerveiller, et il est étrangement proche de « wander » (vagabonder) et encore de « wind » (enrouler et vent). Si la philosophie correspond à l’intelligence spéculative, elle est fondée sur et permet l’émerveillement mythologique qui correspond à l’intelligence narrative. Enfin, si la philosophie intègre le logos, c’est-à-dire une forme de connaissance permise et communiquée par le langage au sens de rhétorique, argumentative, elle ne s’oppose pas au mythos – qui, lui, conte ce qui ne peut être dit.
« La mythologie ne constitue pas un mensonge ; elle est poésie, elle est métaphore. Il a été très justement indiqué que la mythologie constitue l’avant-dernière vérité – avant-dernière parce que l’ultime vérité ne peut pas dite. Elle se situe au-delà des mots, au-delà des images, au-delà de la limite externe de la roue bouddhiste du devenir. La mythologie guide l’esprit au-delà de cette roue, vers ce qui peut être connu mais ne peut pas être dit. »
Joseph Campbell, The Power of Myth, 1988
Interconnexion mortelle
En ce sens, c’est peut-être bien le temps et sa destruction en tant que système de mesure linéaire qui permettrait de résoudre l’énigme dualiste : « un temps où le temps n’était pas une succession et passage, mais source perpétuelle d’un présent fixe dans lequel étaient contenus tous les temps, le passé et l’avenir. (…) Le temps mythique (…) n’est pas une succession homogène de quantités égales : il est imprégné de toutes les particularités de notre vie ; il est grand comme une éternité ou bref comme un souffle, néfaste ou propice, fécond ou stérile. Cette notion implique l’existence d’une pluralité des temps. » (Octavio Paz, Le labyrinthe de la solitude, 1950)
Cette obsession du temps qui passe, l’impression de courir après lui, de vouloir atteindre le coucher de soleil avant qu’il n’advienne (Pink Floyd) nous fait croire que nous méritons quelque chose de la vie et induit une nécessaire peur de la mort : elle est l’évènement qui vient définitivement annihiler toute possibilité pour que la vie nous donne ce qu’elle nous doit.

Pourtant, au-delà même du fait que la mort est l’unique condition possible de la vie, la mort est peut-être bien même l’origine de la vie. Dans une conception cyclique du temps et de l’existence, il faut bien d’abord mourir pour avoir la possibilité de naitre. « Devant la grande isonomie cosmique, l’espèce humaine, comme le plant de maïs, se maintenait grâce à la lente destruction de ses membres. La mort était non seulement la conséquence mais la cause de la vie dans la cosmovision d’une nature cyclique. Cela formait la cohérence de base d’un cosmos dont les principes gouvernaient tous les êtres de la création. » (Lopez Austin, « De la racionalidad, de la vida y de la muerte », in El cuerpo humano y su tratamiento mortuorio, 1997). Il est facile de comprendre que sans les ancêtres avant nous nous n’existerions pas. Corrélativement, la mort des êtres forme le compost, la terre, d’où émerge les pousses qui de graines deviendront plantes, dont se nourrissent les animaux pour vivre et se reproduire, dans laquelle ils meurent et ainsi de suite. La Terre-mère est donc mort et inversement – la Terre-morte est mère.
La thanatophobie si caractéristique des sociétés occidentales focalisées sur la gestion du risque et le refus de la fin indique clairement que cette compréhension n’est pas légion. Si mourir ne représente pas la possibilité que quelque chose d’autre puisse vivre à son tour alors mourir implique souvent la réalisation soudaine et inattendue que la vie nous doit quelque chose, qu’on mérite mieux. La colère liée à l’insatisfaction remplace la tristesse qui ferait réaliser l’énorme dette accumulée de notre vivant et l’impossibilité à la rembourser. La dette, la rédemption sont des concepts liés à l’idée que donner implique recevoir, ce qui est, certes, admis mais pas évident en soi quand on prend la mesure de l’obligation que la relation entre ces deux termes implique. L’obligation est avant tout liée à la nécessité de lier (lig-, comment dans ligament, ou dans religion) des choses auparavant séparées (ob-, comme dans oblitérer) qui se trouvent mises ensemble. Si le don a bien un pouvoir, il ne se traduit pas nécessairement dans l’obligation de rendre mais bien dans l’obligation en soi. Et, corrélativement, le don de soi et le dévouement à la vie n’implique pas de ne pas mourir. Il implique la reconnaissance du lien qui nous unit les uns aux autres et avec le reste de l’univers.
Le calcul et la géométrie sont issus du tissage et de la construction – c’est-à-dire d’arts qui consistent à lier entre eux des éléments (fils, perles, pierres, pailles, etc.) qui étaient auparavant séparés. Dans une conception scientiste du monde, ces outils ont contribué à réduire toute la réalité à ce qui est mesurable et visible – dans ce mouvement, nous devenons nous aussi mesurables, rien de plus que des corps-machines, ou un paquet de viande doté d’un cerveau. On dit des plus belles fleurs qu’elles paraissent être de plastique. La réalité virtuelle est plus réelle que la réalité elle même. Pourtant, si on tient compte de l’origine de ces outils, la perspective mathématique peut redevenir un moyen de connecter les êtres et les choses et, par là, de rendre manifeste l’invisible plutôt que simplement décrire la superficie. Si on comprend le calcul de cette manière, on peut aussi envisager que l’instinct ou l’intuition sont des capacités de calcul ultra-rapide, d’évaluation supersoniques de l’environnement présent.
Ne dit-on pas régulièrement que l’art émane de l’inspiration comprise comme une forme d’intuition ? Mnémosyme est la divinité du souvenir mais aussi la mère des muses (d’où musée, musique…), c’est-à-dire des arts. On peut ainsi comprendre l’art, quand il est honnête, comme la représentation métaphorique d’une compréhension des conditions présentées par le passé et réitérées dans le présent. C’est d’ailleurs l’étymologie de mémoire, la réitération du souvenir. L’art est là pour nous montrer ce qu’on ne voit pas, nous indiquer ce qu’on a oublié, connecter ce qui nous parait séparé. En anglais « remember » signifie se souvenir mais aussi remembrer – faire Un, devenir Tout.
Dans une conception cyclique du temps, suivant l’apparition des astres dans le ciel, on ne va pas de la gauche vers la droite, mais bien à l’envers, de la droite vers la gauche. Il s’agit donc d’une perspective dans laquelle il ne s’agit pas tant d’avancer en direction du futur, mais de remonter les aiguilles de la montre, de retourner vers le passé (qui se reproduit perpétuellement) pour pouvoir avoir un avenir : de devenir des ancêtres, ou du moins apprendre à le faire.
Comprendre que le temps n’existe pas, qu’il est une idée correspondant à une conception du monde et à une philosophie dualiste nous donne la possibilité d’alimenter des paires duales et non duelles : les paradoxes peuvent s’épanouir et donner corps à qui nous sommes, sans nécessité de libération ni de culpabilité, par-delà le bien et le mal.
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