Cette époque de l’année où l’on célèbre nos morts constitue une opportunité pour s’interroger sur notre perception de la mort. Selon Stephen Jenkinson, activiste culturel et fondateur du plus grand réseau de soins palliatifs à domicile du Canada, bien mourir relève du droit et de la responsabilité de tous. Ce n’est pas un style de vie qu’on pourrait choisir parmi d’autres. Bien mourir dans une culture qui a peur de la mort constitue l’obligation morale, politique et spirituelle que chacun d’entre nous possède envers ses ancêtres et ses descendants. La manière dont nous mourons, dont nous prenons soin des mourants et la façon dont nous honorons nos morts : c’est de ce travail dont dépend notre capacité à construire une conscience humaine, ou à la détruire. Ce qui suit est la traduction autorisée d’un extrait de son livre « Die Wise », encore non traduit en français dans son intégralité.
La peur de la mort, ou la thanatophobie, au sujet de laquelle j’enseigne depuis longtemps déjà, n’est pas immanente à notre humanité. Elle n’est pas inhérente au fait de naitre. Elle ne procède pas non plus de la conscience de notre propre mort, d’un manque d‘optimisme, ou encore d’un excès d’attachement ou d’indifférence. Elle provient d’expériences spécifiques, et de la manière dont nos ancêtres ont taché de vivre avec les conséquences de ces expériences. Notre peur de mourir est un traumatisme dont nous avons hérité. Elle provient de notre incapacité à trouver notre place dans le monde. Elle émane de l’absence de racines et de la non-reconnaissance de la dette que nous possédons envers ce qui nous a précédé. (…)
Apprendre ce que la souffrance cherche à enseigner
J’ai un jour entendu un brillant enseignant dire que « La souffrance est la monnaie de l’avarice. » À l’époque, j’ai été frappé par l’absolue vérité, l’extrême sévérité et l’absence de compassion de cette remarque. Comme à chaque fois que j’ai été en proie à un dilemme, j’ai évalué et débattu cette déclaration pendant plusieurs années, chanceux que j’étais d’avoir un travail qui garantissait que j’aurais l’ample obligation de le faire. Il ne fait aucun doute pour moi que cette culture – au moins pour ceux d’entre nous qui n’ont pas revêtu le sac et ne se couvrent pas de cendres pour se purifier dans l’attente de l’éveil et du feu – perçoit la souffrance comme un malheur qui nous est infligé par une force extérieure, comme la conséquence arbitraire et injuste de notre naissance et de notre incarnation dans un monde où le temps réduit en poussière notre énergie, nos objectifs et notre capacité à en avoir quelque chose à cirer. Pour la plupart d’entre nous, la souffrance est liée au fait qu’on n’acquière jamais ce qu’on veut et qu’on n’a pas besoin de ce qu’on a en réalité, elle émane du gouffre silencieux et béant qui existe entre ce qu’il advient de nous et ce qu’on cherche à être. La solution personnelle qui apparait pour beaucoup d’individus est de se retirer dans un genre de bouddhisme étiolé d’où la lutte est exclue, et au sein duquel le désir est diabolisé, la volonté que les choses fonctionnent constitue le problème principal d’un monde qui ne fonctionne guère, et les attentes que nous avons au sujet des gens et de notre vie sont réduites et minimisées de telle sorte que la déception – ou les souffrances – peuvent également être minimales.
Je crois que ce professeur voyait les choses d’un autre œil. La souffrance n’est pas inhérente à la naissance, ou au fait de posséder un corps. Elle provient de la réticence de notre culture à reconnaitre à quel point nous en avons bien profité toute au long de notre vie, et de notre immense désir et notre capacité à extraire du monde tout ce que nous désirons et dont nous avons besoin, comme si cela constituait l’unique raison d’existence du monde. Pour la plupart d’entre nous, le monde n’est pas vivant de la même façon dont nous sommes nous-mêmes vivants, et, de fait, il ne mérite pas la considération que nous accordons aux créatures vivantes. Nous vouons un culte au Temple de la Volonté que le monde entier – et non pas seulement notre petit coin de ce monde – est là pour satisfaire. Ainsi, la plupart de nos mariages et de nos amitiés sont eux-mêmes devenus des moyens de satisfaire nos besoins. Lorsqu’on vénère la Volonté, la mort est nécessairement une insulte, la frustration absolue et arbitraire de notre droit à ce que les choses aillent dans notre sens jusqu’à ce qu’on décide qu’il en soit autrement. Le refus de reconnaitre la transgression qui est contenue dans la satisfaction de tout besoin, c’est peut-être ça, finalement, qui constitue « l’avarice ».

Si, comme moi, vous avez mangé aujourd’hui, que vous soyez végétarien, végan ou autre, alors un certain nombre d’êtres-vivants sont morts pour nous maintenir en vie, vous et moi. Calculez la quantité d’êtres qui sont morts pour vous maintenir en vie, vous et ceux que vous aimez, tout au long de vos existences, pour aussi inégales, exaltantes ou difficiles qu’elles aient été – non seulement tout que vous avez mangé, mais tout ce qui a été consommé pour vous offrir ce que vous concevez généralement comme le droit fondamental lié au fait de vivre ici et maintenant, et tout ce qui a été consumé pour vous permettre d’atteindre votre confort – et vous aurez un aperçu de la monstruosité que représente le mode de vie unilatéral de la culture dominante nord-américaine. La mort de ce qui est vivant est ce qui nous nourrit et qui nous maintient en vie.
Et interrogez-vous ensuite sur le nombre de personnes que vous avez connu dont la mort a nourri et a maintenu en vie quelque chose qui, sinon, n’aurait pas vécu. Combien sommes-nous à souhaiter que notre mort – non pas nos succès ou nos excès ou encore nos conquêtes et notre charité, ou nos bonnes et modestes intentions de ne partir qu’avec des souvenirs et de laisser les choses quasiment comme nous les avons trouvé, mais bien notre propre mort – puisse permettre à quelque chose d’autre de vivre ? Je ne me réfère pas ici à la vie éternelle, ou à une forme de survie individuelle. Ce n’est pas que vous et moi puissions continuer à vivre d’une manière ou d’une autre. Ce à quoi je pense ici, c’est plutôt la mince, l’infime possibilité que c’est uniquement grâce à notre mort que quelque chose au-delà de vous et moi puisse être nourri et avoir une chance de vivre. Combien d’entre nous meurent d’une manière qui reconnait la dette extravagante que nous avons accumulée en vivant comme nous l’avons fait ? Pour combien d’entre nous, notre mort représente-t-elle non l’ultime violation de notre volition personnelle mais plutôt la juste rétribution de la dette que nous avons envers ce qui nous a donné la vie ?
« Notre culture perçoit la souffrance comme un malheur qui nous est infligé par une force extérieure. »
Nous savons vous et moi qu’il y a une compréhension croissante au sujet de notre dette écologique, et de la transgression que représente l’existence de cette dette. Mais si on perçoit seulement son implication en termes de gaz à effet de serre, d’émissions et d’empreintes carbone et de réduction, de ré-utilisation et de recyclage, alors on pense et on réagit uniquement selon ces termes – et on tâche d’organiser une manière viable de liquider cette dette. Cela permet peut-être de vivre plus consciemment, et la plupart d’entre nous peut ainsi essayer à sa manière d’avoir un peu moins d’impact sur ce fragile environnement – et c’est une bonne chose quoiqu’il en soit. Cela relève cependant du contrôle des dégâts, l’autre nom pour la gestion des risques. Si nous abordons notre fin de cette manière, alors notre façon de mourir sera très éloignée de la signification disparate que nous et le reste du monde avons accordé à notre existence – comme c’est le cas aujourd’hui. Notre mort sera alors principalement perçue comme une souffrance – comme c’est le cas parmi nous. Notre mort confirmera enfin et de manière brutale nos pires convictions, comme c’est effectivement le cas ici et maintenant : on comprend la vie comme une accumulation chaotique de souffrances arbitraires.
Je crois que la froide déclaration de ce professeur renvoie à deux types de souffrances. La première est liée à l’égocentrisme tapageur de cette culture et à son refus de voir l’impasse spirituelle dans laquelle elle se réfugie lorsqu’elle refuse de reconnaitre la dette qu’elle ne cesse d’accumuler. Beaucoup de personnes avec lesquelles j’ai travaillé sont mortes avec le sentiment amer que la vie leur devait quelque chose qu’elles ne vivront pas pour recevoir. Leur mort représentait pour elles un vol, une trahison et une escroquerie, et leurs familles, leurs amis et leurs communautés ont tous hérité de la pauvreté, l’avarice, de cette blessure revancharde que leur mort a ouverte.

L’autre souffrance provient de la réalisation brutale et involontaire de l’existence de cette énorme dette accumulée de manière inconsciente et insoupçonnée, d’une vie passée à piller activement, écologiquement, spirituellement et culturellement la Terre et à voler nos propres enfants, nos petits-enfants et ceux qui viendront après eux, ceux qu’on ne verra pas grandir, ni aimer, ni se marier ni faire tout le reste, ainsi que les enfants et les petits-enfants de nos amis, et puis les personnes que nous ne vivrons pas suffisamment longtemps pour rencontrer, et celles que l’on aurait probablement aimé et admiré. Avec cette prise de conscience, on est nécessairement confrontés à la réalisation qu’on a de grandes chances de devenir les ancêtres de futurs individus qui ne pourront pas être fiers de nous et qui ne nous reconnaitront pas comme leurs parents ; dès lors, l’exil du cœur et de l’esprit avec lequel beaucoup d’entre nous cohabitent au cours de leurs vies n’est pas grand chose comparé à l’exil du cœur et de l’esprit que nous vivrons au moment de mourir. « Le souvenir du bonheur est agonie », écrivait le poète américain Donald Hall au moment de la mort de sa femme. « Ainsi se souvient-on de l’agonie. »
« Pour combien d’entre nous, notre mort représente-t-elle non l’ultime violation de notre volition personnelle mais plutôt la juste rétribution de la dette que nous avons envers ce qui nous a donné la vie ? »
Ceci, mes amis, sont les souffrances qu’on croit pouvoir apaiser chez les mourants. Ce sont les souffrances qu’on appauvrie, qu’on anesthésie, et qu’on confond avec la formule « angoisse existentielle de la mort en fin de vie », qui sont psychologisées et pour lesquelles on consulte sous le nom de « traumatismes de séparation et de perte ». Bien que rien ne soit suffisamment révélateur pour qu’on puisse s’en rendre compte, on ne peut pas contenir, contrôler, limiter, traiter, anesthésier, ou analyser cette souffrance de telle sorte que les mourants ne souffriraient plus. Notre misérable et constante incompréhension de ce que ressentent les mourants approfondit et augmente d’autant plus leur souffrance. L’utilisation massive de sédatifs sur les personnes mourantes les assomme au point que ceux d’entre nous qui les accompagnent ne voient plus de preuve de leur souffrance et qu’on peut alors dire « Mission accomplie ». Aujourd’hui, la souffrance est invisibilisée, et le patient peut se reposer confortablement, mais c’est au prix de sa lucidité, de sa sensibilité et, peut-être aussi de sa capacité à être conscient. Les antidépresseurs et les sédatifs sont les gages de la compréhension sophistiquée et hégémonique de l’industrie techno-médicale au sujet de la biomécanique de la douleur et de l’angoisse. Autrement dit, les antidépresseurs et les sédatifs atteignent leur but lorsqu’ils compromettent la capacité d’une personne à souffrir. Si quelqu’un ouvrait une supérette dont le seul produit offert aux clients serait la promesse de diminuer leur capacité à souffrir, il y aurait la queue jusqu’en bas de la rue. En fait, un équivalent existe déjà : un marché de rue qui fleurit dans la vente d’antidépresseurs, de sédatifs et d’analgésiques légalement disponibles sous prescription et acquis de manière louche. Lorsqu’on n’accorde à la souffrance aucun mérite ni possibilité d’être le signe de quelque chose, lorsque notre manière de vivre et de mourir comprend de longues journées d’impotence mal contrôlée, alors la souffrance à la fin de nos jours nous donne le sentiment d’être un poisson éviscéré, et elle n’est que supplice. Et c’est pour cette raison que les individus des professions d’accompagnement et les familles des mourants désirent abréger la souffrance dès qu’ils le peuvent et de toutes les manières possibles.
Qu’est-ce qu’on devrait plutôt faire ? D’abord, nous devrions arrêter de nous précipiter pour tout réparer. J’ai longtemps travaillé avec des personnes dont le mariage était sur la pente descendante. La solution que privilégiaient presque tous les conjoints malheureux pour résoudre le problème qu’était devenu leur mariage était « Plus de Mariage ». Faites « Plus et Mieux ». Faites ce que vous avez déjà fait, mais, à présent, faites-le tout le temps. Lorsque tout ce qui est important dans la vie devient un problème à régler, alors je dirais que la manière dont le problème est compris constitue presque toujours une partie du problème. C’est ce qui est blessé en nous qui produit la solution à la blessure et ainsi, la solution reste toujours un attribut du problème. Le problème, si on doit vraiment employer ce mot, est contenu dans la perspective. Il se situe dans le point de vue, non dans ce qui est vu. Les habitudes sont dans le regard, pas dans ce que l’œil voit, et ce sont des habitudes spécifiques acquises dans les manières de voir et de sentir qui orientent toutes les solutions que la plupart d’entre nous ont toujours trouvé.

La plupart des solutions que l’on possède pour répondre à la souffrance des personnes à la fin de leurs vies sont enracinées dans un ressentiment envers la vie et le corps. Elles légitiment la conviction selon laquelle il n’est pas nécessaire de souffrir, et ainsi la quête ultime devient l’arrêt de la souffrance. Lorsque cette quête à corps perdu échoue, et c’est presque toujours le cas, la meilleure solution qui apparait ensuite est de réduire ou de cesser d’avoir conscience de la souffrance en ayant recours aux antidépresseurs et aux sédatifs. On devrait pourtant prendre le temps de répondre à l’une des questions non dites, simples et essentielles dans un tel moment : nos proches vont-ils – et non pas, doivent-ils – inévitablement souffrir lorsque leurs vies se termineront ? Si on répond par l’affirmative, alors une deuxième question émerge : souffrent-ils parce qu’ils sont en train de mourir ? Si on répond par « oui », il s’agit d’un réflexe, pas d’une réflexion.
Connaitre la mort
Très peu de conversions à une plus grande humanité, à une plus large compassion ou à une profonde sagesse, qui seraient uniquement dues au fait que la mort est présente, adviennent sur le lit de mort. Autrement dit, les différentes manières de mourir ont une origine. La cause de notre mort peut s’expliquer scientifiquement, c’est quelque chose qui est inné. Mais la façon dont nous mourrons n’est pas inéluctable, elle n’est pas innée. Le moment de mourir n’est pas celui où les choses se produisent subitement ; mourir est quelque chose qui est pratiqué en un lieu donné. En ce qui nous concerne, nous mourrons dans un environnement social thanatophobe, et cette phobie de la mort tend à orienter notre manière de percevoir la mort. Elle guide nos plus fermes convictions au sujet de ce que nous devrions faire lorsque la mort arrive. Ainsi, une réponse plus appropriée aux questions précédentes reviendrait à dire que la souffrance des mourants provient de la manière dont ils meurent.
La troisième question qui émerge de tout ça est la suivante : comment meure-t-on ? Pour la résoudre, il est nécessaire de se doter d’une vision très ample et d’avoir un regard qui contrecarre les habitudes. Et il est nécessaire d’avoir la volonté de voir pour ce qu’ils sont le mourant face à soi et le mourant à l’intérieur de soi. Bien qu’il soit peu probable qu’ils en fassent la demande, les mourants ont besoin d’un fidèle témoin de leur mort, pas de quelqu’un qui rejettera ce qui est difficile et exigeant dans l’acte de mourir. Mourir est déjà suffisamment difficile sans ça, extrêmement difficile même dans une époque et en un lieu thanatophobe. (…)
« La souffrance des mourants provient de la manière dont ils meurent. »
Bien connaitre la mort ne signifie pas nécessairement bien connaitre la personne mourante ou ce qu’elle pense ou ce qu’elle ressent. Connaitre un tant soit peu la mort représente un effort bien plus exigeant et celui-ci ne dépend pas de ce qu’on sait déjà mais plutôt de ce qu’on doit encore apprendre. La vie, comme je l’ai déjà dit, ne se résume pas au « cours de la vie humaine ». La vie représente, à tous les niveaux, quelque chose qui est bien plus grand que ce qui a lieu au cours de la vie humaine, quelque chose qui est plus vénérable et qui inspire plus de vénération, quelque chose qui contient plus de vérité que le simple cours de la vie humaine. La vie est ce à quoi le cours de la vie humaine prend part, pour une certaine durée. Nos humanistes religions séculaires ne le toléreront sûrement pas mais ayons un peu d’humilité : la vie n’est pas quelque chose qui est inévitablement humain. La vie est ce qui nous donne l’opportunité d’être humains. La vie n’est pas une scène de théâtre sur laquelle nous présentons notre humanité ou notre manque d’humanité, quoique nous soyons très certainement des acteurs. La vie, c’est la pièce. Et la pièce, c’est ce quelque chose.
On lit aujourd’hui des livres qui décrivent la « vie intérieure » des animaux domestiques – ils narrent cependant des histoires qui sont désespérément modulées à destination des humains. En premier lieu parce que le fait même que les animaux soient des animaux domestiques signifie que leur « vie intérieure » est centrée autour de l’humain, leur nature ayant été assujettie par des siècles de domestication aux besoins et à la recherche de confort des humains. Qu’en est-il de la vie intérieure d’une pierre ? De la vie intérieure du vent ? Qu’est-ce que raconteraient les vies intérieures de la montagne et de la rivière qui forment le berceau de la ferme où je vis ? Constitueraient-elles des histoires qui décriraient comment nous nous sentons, ou comment nous voyons les choses, ou comment nous désirons ? Non, certainement pas. Nous possédons des religions qui sacralisent tous les êtres sentients, ce qui est plutôt bien pour les êtres sentients auxquels on pense, mais la « vie » est toujours associée avec le fait de posséder des cils ou un système nerveux central ou un pouls. On dénie cette qualité de sentience aux montagnes, aux rivières, au vent, à la terre, et à tout ce qui nous permet de vivre à nos risques et périls et au prix d’une évidente dégradation du monde. On devrait plutôt, a minima, considérer que les montagnes, les rivières, le vent et la terre sont tous des façons que la vie a d’être sentiente. Réaliser que la vie n’est pas exclusivement humaine possède l’immense pouvoir salutaire de nous doter d’une certaine humilité qui pourrait permettre de faire de nous des humains.
Et, de fait, la mort n’est pas non plus quelque chose qui est inévitablement humain. La mort est un immense mystère qui signifiera toujours plus que ce qu’on cherche à désigner par ce mot. C’est la raison pour laquelle le massacre, le meurtre, le pogrom, la guerre et le nettoyage ethnique sont tous les horreurs qu’ils sont – pas tant parce qu’ils mettent fin à des vies humaines que parce que leurs auteurs ignorants se saisissent de l’un des plus grands mystères de la vie et le violent pour servir leurs intérêts personnels. La mort lorsqu’elle est aux mains des humains revient à escalader l’échelle de Jacob, à éventrer ce qu’il y a de plus sacré sans que rien ne soit trouvé à l’intérieur. La mort devient alors la Destructrice des Mondes, l’acte dont les conséquences sont bien trop larges pour pouvoir être assumées par les humains. Si une station de ski n’est pas une montagne mais un atroce ersatz de montagne, et si un terril n’est pas une montagne mais signe plutôt la fin d’une montagne, notre capacité à nous entretuer ou à nous tuer nous-mêmes n’est pas non plus dans l’ordre naturel des choses, quelle que soit sa prépondérance dans notre histoire et dans les livres, quelle que soit notre degré d’endurcissement ou d’abasourdissement vis-à-vis de l’horreur qu’elle représente. Elle constitue plutôt une rupture qui ne laisse pas à la vie la possibilité de se déployer naturellement.

Mourir et la mort qui sont les sujets de ce livre, ne correspondent pas au mourir et à la mort causés par le meurtre et le chaos. J’écris à propos du genre de mort qu’on peut voir arriver, qu’on connait longtemps avant que les dernières heures n’aient lieu – ou du moins dont on connait l’aspect médical et la mécanique –, le genre de mort qui advient parce qu’on est né et parce qu’on vit. Lorsque je parle de « bien connaitre la mort », je veux dire que nous sommes tenus de savoir que la mort est singulière et non-humaine, au sens où elle n’est pas quelque chose qui est inné ; elle est un mystère susceptible d’être connu quoiqu’elle soit peu connue de notre culture, et bien que, malgré son omniprésence évidente, elle continue d’être redoutée et appréhendée comme une séparation, une perte et un abominable choc. Si on a l’intention de faire plus que de rappeler aux mourants ce qu’ils n’ont plus, ce qu’ils ne peuvent plus faire et ce qu’ils ne seront plus jamais, on doit savoir ce que ressentent un homme ou une femme lorsque dans l’acte quotidien de s’habiller ou de se laver ils voient ou sentent quelque chose qu’ils n’ont jamais vu ou senti auparavant, ce qu’ils ressentent lorsqu’ils attendent le rendez-vous avec le docteur, puis celui avec le spécialiste, lorsqu’ils attendent d’être soumis à des évaluations, et lorsqu’enfin ils sont priés de se rendre au cabinet parce que les résultats ne leur seront pas donnés au téléphone, et d’attendre à nouveau ce rendez-vous. On doit savoir ce que ça fait à cet homme ou à cette femme de s’asseoir dans le fauteuil du cabinet dans lequel un nombre infini de gens se sont déjà assis et de se voir retirer ce qu’il restait encore d’un frêle sentiment de bien-être lorsqu’ils apprennent que ce qu’ils ont est incurable, et ce que ça leur fait d’être précipités dans une discussion technique et encourageante sur la manière dont c’est éventuellement opérable et traitable, avant même que la nouvelle de l’incurabilité n’ait eu le temps de refroidir suffisamment pour prendre une quelconque forme à l’intérieur d’eux-mêmes, avant qu’elle ne se soit passée du statut de nouvelle à celui de connaissance et que les résultats de tests ne se soient convertis en ce qui sera le reste de leur vie. On doit savoir ce que ça fait de se retrouver à la lumière du jour sans pouvoir percevoir quoi que ce soit, ni le soleil ni la rue, ni le bruit ni les visages, rien de tout ça n’ayant survécu à la nouvelle, et la tristesse symétrique que représente le fait que tout ce qui n’est pas doué de compassion puisse continuer comme si de rien n’était. C’est le même genre de mystérieux moment au goût d’éternité que l’on vit lorsqu’on va au cinéma le matin et qu’on en ressort en marchant dans la même lumière du jour, comme si rien ne s’était passé lorsqu’on était à l’intérieur, comme s’il n’y avait pas de nouvelles, comme si la vie était toujours la vie. On doit savoir ce que ça fait à cet homme ou à cette femme de regarder leur corps comme ils ne l’avaient jamais vu auparavant, comme une chose délabrée, comme un vieux copain qui en un instant est passé du statut de bon compagnon à celui d’adversaire, avant de devenir un ennemi et enfin un assassin, le tout en l’espace de quelques interminables minutes. On doit savoir ce que ça fait à cet homme et à cette femme de troquer leurs vêtements pour la chemise neuve et dos-nu et les chaussons en papier et sans âme du traitement et de la palliation, de transporter avec eux leurs effets personnels dans un sac en papier le long des interminables couloirs bétonnés d’une technologie médicale qui fait tout ce qu’elle peut. On doit savoir ce que l’injonction « Si on peut essayer, on doit le faire » fait à une personne. (…)
Ainsi, on doit savoir la terrible séduction que représente l’idée de mourir sans avoir besoin de mourir, l’envahissante présence d’amis et d’une famille qui encouragent la bonne santé de leur proche et l’enjoigne à adopter une attitude qui va dans ce sens, une perspective positive, une contenance pleine d’espoir, qui impose l’exclusion de tout et de tous ceux qui pourraient parler de la mort lorsque la mort est pourtant à portée de vue. Nous devons savoir ce que ressentent les hommes et les femmes mourants qui ne sont pas autorisés à savoir qu’ils meurent lorsqu’ils sont en train de mourir, bien qu’ils le sachent très bien, comment ils doivent maintenir cette connaissance secrète et la faire passer pour une simple peur, et comment leur travail en tant que parent, enfant, ou époux inclue désormais ne pas mourir, et comment ne pas renoncer est la seule preuve d’amour et de dévouement tolérée par ceux qui les aiment. Nous devons savoir l’impossibilité ressentie par les mourants à refuser un traitement qui leur donnera « Plus de Temps » accompagné de plus symptômes et de plus de douleur. Et on doit savoir ce que ressentent des familles qui se sont largement reposées sur les miracles de la techno-médecine pour maintenir en vie un parent, et auxquelles il est finalement enjoint de considérer un renoncement à cette même technologie et à quel point elles le ressentiront pendant de nombreuses années comme s’il leur avait été demandé de décider le lieu et le moment de la mort de leur parent.
« Les antidépresseurs et les sédatifs sont les gages de la compréhension sophistiquée et hégémonique de l’industrie techno-médicale au sujet de la biomécanique de la douleur et de l’angoisse. »
Bien connaitre la mort signifie être conscient du sens qu’on attribue actuellement à la mort et de la manière dont on meurt ici et maintenant, c’est-à-dire dans une culture à laquelle on a fini par s’habituer et en laquelle on croit largement. Connaitre la mort implique savoir qu’elle ne correspond pas à un évènement intra-psychique que nos esprits pourraient transformer en un énième trait de personnalité, en une névrose ou en une compulsion de répétition, mais qu’il s’agit d’un acte culturel, politique et spirituel qui exige une intelligence, une jugeote et une aptitude culturelle, politique et spirituelle de la part de nous tous qui nous situons de part et d’autre du précipice. Ceux qui défendent la singularité individuelle rétorqueront peut-être ici : « S’il ne s’agit pas de votre propre mort, en quoi ça vous regarde ? » La seule réponse qui soit valable, la seule réponse qui permette au reste d’entre nous d’être un tant soit peu humains face à la mort, c’est qu’il s’agit de la mort de la culture, une personne à la fois. Je ne veux pas dire par là que la mort de chacun soit la mort de la culture. Je veux dire que la culture est traduite dans la mort de chaque personne qui meurt. La culture est ce qui nous donne nos manières de mourir, elle nous fournit le sens et l’absence de sens qu’on en tire, elle est ce qui nous contraint à un certain répertoire de la mort. Je n’emploie pas l’expression « mourir sans être en train de mourir » pour décrire une réalité psychologique ou pour caractériser un style personnel ou un aspect psychologique, je l’emploie pour désigner la myriade de manières de refuser de mourir qui constitue l’ultime réponse de notre culture à la mort. Si on veut savoir ce qu’implique bien mourir, nous devons savoir ce que notre culture en a fait. Nous devons savoir que notre société est fondamentalement thanatophobe. Nous devons savoir que si la culture est visible dans les journaux et dans les pages de débats, on la trouve tout autant et de manière toute aussi indissoluble sur le lit de mort, dans la maison d’un mourant, et dans toutes les professions qui sont au service des mourants. On peut s’attendre à ce que les croyances d’une culture soient défendues là où elles sont justement remises en question, et le soin aux mourants représente l’un de ces lieux.
Savoir aimer
On m’a un jour demandé d’enseigner toutes ces choses dans un hôpital métropolitain. Celle qui m’invitait avait des collègues et des gens auprès desquels elle devait se justifier, et elle fut désolée de m’annoncer qu’ils avaient demandé un entretien préliminaire avec le comité éducatif devant lequel je devais faire une démonstration de ce que j’allais leur enseigner. « Ils réclament une audition ? », demandais-je, et, embarrassée, elle confirma que ça y ressemblait. Le jour en question, je me suis présenté. Tout en haut de la tour de l’hôpital, trois personnes étaient assises en face de moi : deux médecins du service des soins palliatifs et un éthicien médical en visite depuis le Royaume-Uni. Assis-là, je savais une fois de plus que défendre bien mourir dans un lieu qui ne croit pas en la mort ne revient pas tant à exposer des idées qu’à administrer des subversions. Ainsi, plutôt que de parler du sujet dont je parlerais éventuellement lors de cet évènement pédagogique pour le personnel hospitalier, j’ai fait exactement ce que j’allais faire lors dudit évènement. J’ai raconté plusieurs histoires. Je leur ai demandé de voir leur travail différemment en pointant du doigt la différence pour qu’il puisse la voir. Après environ quinze minutes, les deux médecins dirent qu’ils étaient d’accord pour que je parle avec le personnel, mais l’éthicien était plus récalcitrant. Après un silence, je lui dis : « Très cher, ça fait quinze minutes que je travaille, là, assis devant vous, et vos collègues ont voté. C’est à vous de vous exprimer à présent. Qu’est-ce que vous avez à dire de tout ça ? » Après une pause marquée, il racla sa gorge et dit : « Oui. Tout ça est très intéressant. »

Lorsque quelqu’un qualifie le travail de votre vie et votre passion « d’intéressant », je ne crois pas que vous devriez vous sentir complimenté. C’est la condamnation déguisée en éloge dont vous avez déjà entendu parler. Il continua : « Tout ça est des plus intéressants. Mais je me demande à quoi ça ressemble, en termes pratiques. » « Vous me demandez », lui ai-je dit, « si je sais faire ce que je suis en train de vous raconter ? » Il rétorqua qu’il était seulement curieux, mais il était sans aucun doute également dubitatif. Je me suis donc justifié.
« Je ne sais pas comment ça se passe d’où vous venez, mais je devine que c’est presque la même chose que ce qui se passe ici, étant donné que la majeure partie de ce qu’on possède provient de chez vous. Ici, quand les gens se disent “Je t’aime”, ça implique un certain nombre de choses qui ne sont pas aussi nobles qu’on le désirerait. La plupart du temps, pour beaucoup d’entre nous, “Je t’aime” signifie “J’aime ce que je ressens quand tu fais ce que tu fais qui me fait me sentir ainsi.” La première chose que l’on peut noter ici, c’est que l’amour est quelque chose que je ressens, un genre d’état interne qui m’appartient. Comme tous les sentiments, le sentiment d’amour est changeant. Le second, c’est qu’il s’agit de quelque chose de provisoire. Tout le mérite m’est dû pour être capable de t’aimer, mais ma capacité à t’aimer dépend de ce que tu fais pour que je puisse le faire. Et cela dépend particulièrement de ta capacité à continuer à te faire aimer. Cela signifie que j’aime principalement ce qu’il est possible d’aimer à ton sujet. C’est ce dont je suis capable. »
« Nous devrions arrêter de nous précipiter pour tout réparer. »
« Et, au fond, cela signifie que tu dois tenir suffisamment longtemps et faire ces choses qui me font t’aimer. Tu dois rester, pour me permettre de le faire. On dit à la personne qu’on se propose d’aimer, “Écoute, aussi longtemps que tu sauras te faire aimer comme tu le fais à cet instant magique, je t’aimerais sans problème. Mais, par contre, fais en sorte que ça ne change pas. Si tu changes, ma capacité à continuer de t’aimer pourra être remise en question.” C’est un genre de réaction, cet amour-là. Ce n’est pas la meilleure des nouvelles pour les gens qui essayent simplement de traverser le labyrinthe matrimonial. Mais en fait, beaucoup de gens s’aiment d’une manière qui est fondée sur l’hypothèse bancale qu’ils vont s’attarder ensemble suffisamment longtemps pour pouvoir aimer et être aimé. Peu d’entre nous se lancent dans les affaires de l’amour avec la mort de cet amour à portée de vue et fermement ancrée dans l’esprit. Très peu de gens prévoient la fin de leur amour. Ils hésiteraient certainement s’ils avaient la moindre idée que la personne qu’ils essayent d’aimer est en train de s’en aller et de disparaitre sans attendre que l’autre soit prêt ou d’accord ou même au courant que c’est ce qui est en train d’avoir lieu, ce qui doit avoir lieu, et ce qui aura lieu. »
« Toute la journée, je rencontre des gens qui sont en train de mourir, et qui sont sur le point de perdre quelqu’un qu’ils ont connu pendant longtemps. Ils ne l’ont jamais fait avant ça. Ils ne veulent pas avoir à le faire, et ils ne veulent pas non plus être capables d’apprendre à le faire. Dans l’ensemble, ils détestent l’effort que ça représente. Mon travail très prometteur, c’est celui-ci : trouver un moyen d’obliger les gens à apprendre quelque chose qu’ils ne veulent pas apprendre, mais qu’ils doivent apprendre vite et bien. Je dois enseigner aux gens à aimer quelqu’un qui s’en va, pas quelqu’un qui va rester. Personne ne veut apprendre à aimer de cette manière, mais c’est ce que je dois faire. Mon travail, presque tous les jours, est de convaincre les gens d’aimer quelqu’un qui s’en va lorsque tout en eux leur crie « Fuis ! » ou « Renonce. » Et tous les jours, mon travail est d’obliger ceux qui s’en vont à partir en aimant la vie qu’ils laissent derrière eux et tous ceux qu’il ont aimé au cours de celle-ci. C’est la part du lion de ce boulot : leur faire aimer quelqu’un et quelque chose en sachant qu’il y a une fin. Est-ce que c’est suffisamment pratique à vos yeux ? » Il a acquiescé. Et le vote a été unanime.
Toutes les photos de cet article, sauf la photo de une qui a été prise anonymement dans le cimetière de Mixquic (Mexique), ont été prises à l’occasion de la célébration du jour des morts, le 1er novembre 2022 à Mexico par Prune Lacoste.
Votre commentaire