Tisser l’invisible
Également disponible en anglais et en espagnol.
Il n’est que de la création de monnaie pendant le Covid, de l’endettement des États et de l’annulation des dettes par le FMI pour confirmer, s’il en est besoin, que même les éléments, comme l’argent, qui paraissent les plus tangibles dans notre réalité, ne le sont que pour certains d’entre nous.
Années 90, moi enfant, je ne saisis pas pourquoi la misère existe. Question logique posée à ma maman : « Pourquoi ne crée t-on pas plus d’argent ? »
Nul besoin ici de s’attarder sur le pourquoi des choses monétaires ; il est suffisamment évident me semble t-il : quand on veut manipuler un comportement, il suffit de proposer deux options possibles qui se situent quoiqu’il en soit dans le champ du comportement auquel on cherche à contraindre. C’est une diversion qui tend à donner l’impression qu’il y a un choix quand en réalité une contrainte est imposée. C’est d’ailleurs une des techniques d’éducation positive : quand un enfant ne veut pas manger, on peut lui proposer des carottes ou du dessert. L’opposition entre avoir de l’argent ou ne pas en avoir relève du même genre d’autorité : il n’y a pas d’alternative sauf pour ceux qui décident.
Enfant toujours, je regardais le dessin animé Il était une fois… la Vie dont les épisodes narrent la « guerre » au microbe, la cellule-« usine » et les « attaques » d’anti-corps. L’utilisation d’un vocabulaire industriel et guerrier pour conter le fonctionnement du corps humain reflète une époque qui perçoit ce qui nous arrive et notre environnement comme quelque chose qu’il faut contrôler, apprivoiser, dominer, exploiter, comme étant extérieur et adverse. Et ce n’est pas la troisième guerre mondiale contre le Covid qui me fera dire le contraire.
Suivant la formule de Lewis Carroll dans Alice aux Pays des Merveilles, l’imagination est la seule arme contre la réalité. Les histoires sont tout ce qu’on a et tout ce qui nous construit. Il est évident qu’en enfant grandissant avec une vision mécanique de la création ne voit pas le monde de la même manière qu’un enfant grandissant avec l’idée qu’à l’origine le monde était porté sur le dos d’une tortue.
Certains peuples d’Amérique du Nord racontent l’histoire de la femme du ciel. Elle était si curieuse de connaitre l’univers qu’elle a gratté, gratté, gratté la voûte du ciel jusqu’à faire un trou aussi grand qu’elle dans lequel elle est tombée. À ce moment-là, sur la planète Terre, il n’y avait que de l’eau, de l’eau partout et beaucoup d’animaux. Quand ils virent la femme du ciel tomber, réalisant que sa chute créerait un cataclysme, les animaux se réunirent pour tenir conseil. Les oiseaux eurent pour rôle d’amortir sa chute alors que la tortue fut celle chargée de la réceptionner. Une fois installée sur le dos de la tortue, les animaux se rendirent compte que la femme du ciel était enceinte. Il fallut bientôt trouver plus de place pour sa progéniture. La femme du ciel émit une hypothèse : au fond de l’océan, il devait y avoir de la terre. Alors un à un, les animaux plongèrent et se mirent en quête du fond de l’océan. Plusieurs faillirent y laisser leur peau, jusqu’à ce que le rat musqué remonte quasi mort avec un peu de terre enserrée dans sa main. Petit à petit, les animaux amoncelèrent la terre et c’est comme ça que la Terre fut créée.
La différence entre une compréhension prosaïque (en prose) du monde et une compréhension poétique est une différence de goût (de la vie), pas de réalité fondamentalement différente. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il n’y a jamais de réalité autre que celle dont on est capable ou qu’on choisit de voir à un moment donné. On change bien de perception sur les évènements et les choses au cours d’une vie et parfois même en l’espace de quelques secondes. Est-ce qu’on se ment à soi-même pour autant ? Je pense plutôt qu’on évolue et que c’est un processus bien plus sain que de s’enfermer dans des idées fixes. Il en est de peu pour dire que la réalité n’existe pas, en tout cas pas réellement. Elle est multiple disons.
« La mythologie ne constitue pas un mensonge ; elle est poésie, elle est métaphore. Il a été très justement indiqué que la mythologie constitue l’avant-dernière vérité – avant-dernière parce que l’ultime vérité ne peut pas être transmise par les mots. (…) La mythologie guide l’esprit (…) vers ce qui peut être connu mais qui ne peut pas être dit. »
– Joseph Campbell, The Power of Myth (1988)
C’est la même différence qui existe entre la lecture littérale d’une partition de musique et l’exploration de l’âme de la même partition, c’est-à-dire de ce que l’auteur a voulu transmettre. La musique de Mahler, par exemple, est infusée de la condition de l’homme moderne : des exterminations du XXe siècle et de la science nucléaire. Elle transmet bien mieux son pouvoir transformateur quand le chef d’orchestre sait que la seule façon, selon le compositeur, de transcender cette condition était de retrouver l’enfant en chacun de nous, l’enfant qui n’aurait jamais du disparaitre. Ainsi, on comprend pourquoi sa première symphonie Titan commence son troisième mouvement par une version en mode mineur de Frère Jacques, comme une marche funèbre, introduite par une contrebasse dont la voix se casse comme celle de l’adolescent·e qui se dirige vers l’âge adulte laissant l’enfant qu’il·elle était derrière lui·elle.
À un autre niveau, la partition de l’âme dans le monde moderne est souvent comprise comme sa division. Je pense ici à ceux que la société contemporaine pathologise par les termes de « schizophrènes », de « bipolaires » et de « dépressifs·ves » et qui, selon moi, ne sont pas des malades mais des individus ayant une réaction normale face à des conditions anormales. En d’autres temps et en d’autres lieux, on appelait Jésus, Mahomet, Jeanne d’Arc, chamanes ou guérisseurs les humains ayant la capacité de naviguer entre les mondes et de communiquer avec l’invisible lorsqu’ils sont confrontés à des situations critiques. C’est une forme de sagesse et c’est le travail d’une vie que de réussir à convertir en un art les voix, les images et les émotions qu’on ne peut s’empêcher de percevoir – pour que l’invisible devienne le guide légitime de la réalité.
Quelques sources pour ce bulletin en plus de celles déjà citées :
- Thomas King, conteur autochtone nord-américain (The Truth about Stories: A Native Narrative, 2003)
- le Réseau français sur l’entente de voix qui accompagne, forme et promeut une compréhension différente de la stigmatisante « schizophrénie »
- Kelly Brogan, psychiatre américaine renégate (Own Your Self, 2019)
Bulletin initialement publié le 13 novembre 2022 sur Paradoxicon où il est possible de soutenir mon travail en s’y abonnant de manière payante ou gratuite.
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