D’épisiotomies faites sous la contrainte à des accouchements vécus comme des viols ou d’où on ressort déchirées et recousues sans bienveillance, il semble que la naissance soit l’un de ces lieux où la domination s’exerce d’autant plus violemment qu’elle n’en porte pas directement les atours.
Lorsque le corps est déspiritualisé, et l’esprit désincarné, les deux déjà hors-de-soi il n’y a plus qu’un pas pour en confier la gestion à un·e professionnel·le. Ivan Illich voyait très clairement la médecine contemporaine comme un domaine éminemment politique de contrôle psychologique des populations : « celui qui parvient à revendiquer le pouvoir en temps de crise suspend et peut détruire les formes d’évaluation rationnelle. » « Face au choc de la crise, le professionnel que l’on suppose être aux commandes peut aisément prétendre à une immunité face aux règles ordinaires de justice et de décence. Celui qui se voit attribuer un contrôle sur la mort cesse d’être un humain ordinaire […]. Parce qu’ils constituent une frontière enchantée pas tout à fait de ce monde, l’horizon temporel et l’espace communautaire revendiqués par l’entreprise médicale sont aussi sacrés que leurs pendants religieux et militaires. » (Némésis médicale, 1975).
La création de l’hôpital en France au XVIIème siècle coïncide avec celle de l’État. Pour ce qui est de la naissance, le recours aux accoucheurs commence dans les milieux bourgeois et aristocratiques où le mari, impuissant face à une douleur qu’il ne comprend pas, fait appel à un autre homme pour assister sa femme que d’autres « commères », nombreuses, ne sauraient aider. Reflet s’il en est des résidus d’une époque de chasse aux sorcières et de destruction des communs, où la division sexuelle du travail s’accroissait et les inégalités avec. Un temps où la majorité des esprits considéraient encore que depuis que le monde est monde, les femmes enfantent l’humanité sans l’aide de personne. Et que les cris qui accompagnent la naissance ne sont que la traduction d’un processus dont l’objectif est d’atteindre un état altéré de conscience que la femme a besoin d’atteindre pour s’ouvrir et laisser passer l’enfant hors de son bassin.
« L’entreprise médicale est devenue un danger majeur pour la santé. » – Ivan Illich (Némésis médicale, 1975)
Naissance de la médicalisation
D’un accouchement qui a lieu dans un espace calfeutré et chaud (près du foyer) à la maison, on est passé très progressivement, dans les sphères aisées des villes, à un enfantement assisté par une autorité masculine. Les pièces doivent être aérées et la position de la femme contrainte pour que l’accoucheur puisse y mettre les mains. Assisté peu à peu de forceps et leviers, qui sont la propriété exclusive des hommes de médecine, il « facilite », en mutilant souvent, le travail de la femme qui accouche dans une position qui est comme un défi aux lois de la gravité. Auparavant, la position de la femme qui enfante quoique récurrente selon les régions, restait libre. La matrone du village, dont le seul diplôme était la reconnaissance de ses qualités par ses co-villageois, est celle qui assistait la femme dans son travail, elle-même accompagnée par d’autres femmes, voisines, parentes et amies, qui encourageaient, soutenaient, lavaient, maintenaient le feu.

Ce qu’on appelle les sages-femmes aujourd’hui, ne sont pas les héritières des matrones d’hier, quoique de plus en plus y visent en privilégiant une approche physiologique de la naissance. Elles ont été formées par les médecins-accoucheurs et ont alors constitué les têtes de pont fraichement converties d’un nouveau corps médical où la distance est de rigueur et les procédures sont la règle.
Au-delà d’une imitation de la ville opérée à la campagne, on peut aussi voir dans le passage d’une naissance libre à une naissance médicalement assistée la colonisation des esprits par une structure de pouvoir qui considère déjà la science comme l’apanage du progrès et oublie l’importance des relations sociales dans la santé. Le nombre de mortes en couches sans assistance « médicale » n’explique pas le remplacement des matrones, puisqu’il est même plus élevé à l’hospice d’alors. À l’époque, accoucher à l’hôpital constituait l’assurance quasi certaine d’en ressortir les pieds devant, puisque les conditions d’hygiène et de surpopulation étaient requises pour que le pire advienne. Il n’était donc sollicité que par les femmes seules, rejetées, qui ne pouvaient bénéficier de l’attention bienveillante d’un groupe de femmes à leurs côtés. C’est l’époque, et ce jusqu’au XIXème siècle au moins en Europe, de la fièvre puerpérale. Ravageuse, elle tue les accouchées et fait des orphelins très peu de temps après leur naissance. C’est pour cette raison d’ailleurs que les fenêtres des maternités sont maintenues grandes ouvertes – on pense alors que la maladie vient de l’air. C’est avant que l’autrichien Semmelweis, qui mourra du dénigrement du corps médical, ne comprenne que ce sont les médecins eux-mêmes qui en sont les vecteurs. Peu friands du lavage de mains après les dissections, ces derniers contaminaient fatalement les parturientes en mettant leurs doigts contaminés dans leurs vagins.
Le même siècle voit poindre la découverte des drogues anesthésiantes. Utilisées en chirurgie d’abord, puis pour l’accouchement, le chloroforme est rendu populaire par les puissants, dont notamment la reine Victoria, pour qui le corps, déjà, semblait être vu comme l’obstacle limitant à l’expansion du Moi. On connait pourtant déjà les risques d’inertie utérine et d’hémorragies à la délivrance liés à l’usage de l’anesthésiant. Ce produit est l’usage exclusif du médecin. Les sages-femmes, les seules femmes dont la présence est encore admise au moment de la naissance médicalement assistée, sont mises sur le banc de touche. Pourquoi alors, au-delà du soulagement de la douleur dans les milieux aisés, les femmes ont-elles accepté de se rendre à l’hôpital pour accoucher et de médicaliser ainsi ce qui relève de leur pouvoir exclusif – donner naissance ?
En France, dans l’entre-deux-guerres, le taux de mortalité l’emporte sur le taux des naissances et l’État se rendant bien compte des effets de la dénatalité sur ses politiques, encourage les femmes à procréer. Il paye ainsi pour les frais d’accouchement, s’engage au versement de la moitié du salaire pendant 12 semaines et d’allocations mensuelles d’allaitement. Même si ces mesures sont peu appliquées, elles instillent la normalisation d’un accouchement médicalisé. Parallèlement, l’hôpital se modernise, se sanitarise et devient moins le mouroir des pauvres qu’il constituait alors aux yeux de la société. L’hygiène extrême interdit d’ailleurs le passage de ses portes par les proches et accompagnants, les seuls malades nettoyés, déshabillés, rasés y étant alors admis. En ville, pour les précaires destinées à l’enfantement à l’hôpital, l’initiation avec d’autres femmes que pouvait encore constituer l’accouchement est peu à peu effacée par l’angoisse d’une douleur amplifiée par la solitude. Même dans ces zones urbaines, l’accouchement à la maison est cependant encore la règle jusqu’aux années 1950. À la campagne, que la « marche du progrès » n’a pas encore complètement neutralisé, l’accouchement non médicalisé reste la norme.
Avec le XXème siècle et l’exode rural, les méthodes des villes colonisent et se démocratisent dans tout le pays. L’accouchement sans douleur est ce qui impulsera définitivement la gestion médicalisée de l’accouchement.
D’un rite de passage à une maladie
Eva Bellinato est sage-femme du Calm (Comme à la maison), une association de sages-femmes militante à l’origine d’une maison de naissance qui accompagne les parents vers un enfantement physiologique, c’est-à-dire vers l’idée que cette transition est normale, naturelle dans la vie humaine et la construction conjointe d’autonomie et de confiance quant à ce processus. Elle propose un bref aperçu d’une naissance médicalisée en France : « Quand la maman arrive à la maternité, en général, elle a déjà un peu mal. Si elle a deux-trois centimètres de dilatation, la plupart du temps elle va demander une péridurale. Une fois qu’elle l’aura eu, elle sera allongée sur sa table puisqu’elle ne pourra plus vraiment bouger. […] Une fois qu’on a posé la péridurale, la plupart du temps ça ralentit un peu les contractions. On applique alors des produits, de l’ocytocine de synthèse notamment. L’ocytocine c’est l’hormone que tu produis quand tu es dans un état amoureux, quand tu as un orgasme, quand tu es bien et c’est cette même hormone qui te donne des contractions. Dans le cas de la péridurale, on te met de l’ocytocine de synthèse pour relancer les contractions. Ça donne des contractions un peu violentes mais puisque tu es déconnectée de ton corps, tu ne sens plus rien. C’est un peu jeter un pavé dans la mare mais si la maman ne sent plus rien, tu peux te poser la question de ce bébé qui ressent les contractions tout seul, c’est comme si on lui donnait des claques mais sans péridurale. Même si le plus important ça reste que la femme se sente bien pour que le bébé se sente bien, il y a quand même cette déconnexion femme-bébé avec la péridurale. À partir du moment où on rentre dans un schéma de médicalisation à outrance – c’est-à-dire dont on n’a pas besoin – on crée de la pathologie. Je ne crache pas sur la médecine non plus, on a fait de grandes avancées mais parfois on en abuse. Pour prendre l’exemple de cette ocytocine, si tu mets trop d’ocytocine, trop vite, tu peux avoir un utérus qui au lieu de faire des contractions régulières fait des contractures. Lorsque ça arrive, tu mets la maman sur le côté pour augmenter la perfusion utérine et placentaire et tu lui mets des sprays dans la bouche pour que son utérus se relâche bien. Je vais te passer tous les médicaments, mais l’idée c’est bien que tu crées de la pathologie, des bébés qui vont moins bien, une maman toujours plus déconnectée de son corps. Et, au final, tu dois parfois agir pour sortir le bébé en extrême vitesse soit par des forceps soit par une césarienne. Après ça, tu as souvent des couples qui vont te dire ”merci, merci beaucoup, j’accoucherais jamais en dehors de l’hôpital, si ça c’était passé en dehors de l’hôpital mon bébé serait mort“. J’aurais envie de leur dire “si vous aviez accouché en dehors de l’hôpital, on vous aurait pas donné de l’ocytocine, on vous aurait pas foutu sur le dos avec une péridurale”. On nous remercie pour avoir soigné de la pathologie qu’on a nous-même créé. Les médecins se sentent tout puissants par rapport à ça et les femmes ne sont pas nécessairement éclairées par rapport à tout ce qu’on fait. »

C’est ce qu’Illich appelait la iatrogénèse de la médecine : elle est clinique lorsqu’elle crée elle-même de la pathologie ; sociale lorsque les individus dans la relation médicale ne se perçoivent plus comme des humains mais avant tout comme des patients ou médecins ; et culturelle enfin lorsque les capacités humaines sont remplacées par la technique médicale. « Les corps dans lesquels les personnes vivent et se déplacent sont devenus des constructions synthétiques tissées à partir de scanners et de courbes de risques. La vie est devenue une idole quasi religieuse régnant sur une “ontologie de systèmes”. La mort est maintenant une obscénité sans signification plutôt qu’une compagne intelligible. » (Némésis médicale, 1975)
Selon Ina May Gaskin, une sage-femme à l’origine du Guide de la naissance naturelle (2003), « l’accompagnement périnatal technico-médical, contrairement à l’accompagnement physiologique, est relativement récent sur la scène mondiale, puisqu’il existe depuis deux siècles à peine. Élaboré par la gent masculine, ce modèle de soins est un produit de la révolution industrielle. Comme l’anthropologue Robbie Davis-Floyd l’a décrit en détail, sous-jacente au modèle de soins technocratique de notre époque, se trouve l’hypothèse que le corps humain est une machine et que le corps de la femme, en particulier, est une machine pleine de défauts et de défaillances. La grossesse et l’accouchement sont envisagés sous l’angle de la maladie qui, pour ne pas être dommageable à la mère et à l’enfant, doit être prise en charge par une médication et un arsenal médical. […] D’après ce modèle, une fois le travail commencé, la naissance doit avoir lieu dans les vingt-quatre heures. […] Là où ce modèle technico-médical domine, la femme qui accouche est généralement allongée sur le dos, branchée à un monitoring fœtal, une perfusion intraveineuse et un tensiomètre. Boire et manger leur sont généralement interdits. La douleur du travail est la plus souvent considérée comme inacceptable et le recours à l’analgésie et à l’anesthésie encouragé. L’épisiotomie de routine (incision chirurgicale qui vise à élargir l’orifice du vagin) fait souvent partie du protocole, perpétuée par la croyance que l’accouchement avec un périnée intact n’est pas possible ou que, s’il l’est, il comporte un risque pour la mère ou l’enfant. Au lieu d’être le personnage principal de son accouchement, la femme devient passive, presque comme un objet inerte – représentant un obstacle potentiel à l’arrivée du bébé dans le monde extérieur. Les femmes sont traitées comme un groupe homogène avec des variations individuelles minimes. »
Certains n’hésitent pas à faire l’analogie avec l’acte de faire l’amour pour expliquer que si on l’encadrait, le monitorait, l’observait et si on tâtait régulièrement les parties génitales autant qu’on le fait pour l’accouchement à l’hôpital, les chances pour qu’une procréation ait effectivement lieu seraient réduites à peau de chagrin.
À l’automne 2020 en France grondait sourdement la révolte de sages-femmes qui, par manque de temps et de moyens en maternité, se déclaraient elles-mêmes maltraitantes. Depuis 2013, elles bataillent pour qu’une femme soit accompagnée par une sage-femme. Au lieu de ça, dans les hôpitaux, la sage-femme doit gérer en même temps plusieurs femmes qui accouchent, ce qui laisse peu de marge de manœuvre pour tenir compte des besoins de chacune et de temps pour que chaque enfantement puisse être respecté dans sa singularité. En cause notamment, la tarification à l’acte (T2A) qui a transformé les hôpitaux en entreprises à la recherche du gain plutôt qu’en les confirmant dans leur mission de service rendu au public qui les finance. De cette gestion financière découlent des pratiques qui dépendent d’un rendement, d’une efficacité, c’est-à-dire de lits et de salles qu’on doit libérer le plus rapidement possible et un personnel médical surexploité. Pour la naissance, la T2A se traduit en maternités qualifiées d’ « usines à bébé » où les accouchements sont déclenchés, les césariennes programmées, le travail accéléré par des hormones de synthèse, l’épisiotomie généralisée, le risque évalué en permanence, les protocoles obstétricaux suivis aux dépens de la physiologie propre à chaque femme.
« La médecine a fait tellement de progrès qu’il n’y a presque plus d’humains en bonne santé. » – Aldous Huxley
Il est éloquent d’ailleurs que dans le milieu médical, on parle de « grossesse à bas risque », plutôt que de « grossesse normale », comme si enfanter représentait nécessairement un risque. C’est la potentialité exprimée, martelée par les praticiens qui finit par créer le risque. Les femmes ne sont pas vulnérables quand elles enfantent, elles sont au contraire dans leur pleine puissance. Les accouchements déclenchés sont complètement assistés parce que deux corps pas prêts, celui de la mère et celui de l’enfant, doivent se séparer alors que le système endocrinien n’a pas encore enclenché le complexe hormonal qui permet à la naissance d’avoir lieu. Rompre la poche des eaux et les multiples touchers vaginaux subséquents pour vérifier l’ouverture du col de l’utérus entrainent en prime des risques d’infections. Accélérer le travail avec de l’ocytocine de synthèse, ou l’impulser dans le cas des déclenchements ou dans ceux où une péridurale a été pratiquée et que tout le bas du corps est anesthésié, force l’utérus de se contracter fortement et à une fréquence artificielle, qui n’a rien à voir avec ce dont les corps ont effectivement besoin pour se séparer. L’épisiotomie, très souvent pratiquée sans aucun consentement de la femme, n’est pas nécessaire quand on laisse le temps pour que les muscles périnéens s’étirent au fil des contractions et de la poussée de la tête du bébé. Ce moment de la vie par lequel tout commence devient celui au travers duquel les plus grandes violences, parce que considérées comme des « services » rendus à la femme qui accouche, sont pratiquées impunément. Enfin, les césariennes programmées sont loin d’être anodines (elles présentent un risque d’hémorragie majeure pouvant mener à l’ablation de l’utérus, de blessure des intestins avec possibilité d’occlusion plus tard, de la vessie ou de l’urètre…) mais elles sont, rarement, en fait, nécessaires. L’argument suggérant que le bébé est trop gros par rapport à la taille des hanches de la mère, souvent utilisé, est rarement légitime. Il induit aussi l’idée que nos corps ne sont pas destinés à enfanter les bébés qu’ils ont eux-mêmes façonné. Dès la naissance, on ancre donc que nos corps sont intrinsèquement mauvais et imbéciles. L’amorce d’une guerre de nos esprits si éclairés contre nos corps restés trop sauvages ?

C’est l’augmentation générale des conditions de vie et d’hygiène qui ont permis de faire baisser la mortalité maternelle et infantile au moment de la naissance. Pas le paradigme médical en tant que tel. En clair, c’est en fait ce dont ne tient plus compte une médecine qui est aujourd’hui focalisée sur la guérison de maladies – promotion de la santé, prévention de la maladie et amélioration globale du bien-être – qui a permis que les femmes meurent moins en couches. Pour preuve, les chiffres du début des années 2000 signalaient qu’en France les femmes de nationalité non européenne ont une mortalité maternelle supérieure à celle des Françaises (qu’on peut considérer en générale meilleure santé étant donné les discriminations et la répartition inégale de la misère), et parallèlement, la baisse du taux est significative pour les secondes alors qu’elle ne l’est pas chez les premières.
Naître libres
À rebours de la pathologisation de la naissance, un mouvement émerge. On le nomme le nouveau paradigme de la naissance. Ses têtes de pont sont les doulas, des accompagnantes en périnatalité dont le rôle est de préparer à cette transition que représente la naissance et à la normaliser. Il invite à penser une naissance non dérangée, qui serait protégée par des accompagnants calmes et qui savent s’effacer. Selon les mots de Michel Odent, obstétricien français, militant pour la défense et la possibilité de l’accouchement physiologique depuis plusieurs décennies, l’accouchement doit être vu de la même manière que le moment où l’on s’endort et pour lequel il faut mettre en place les conditions optimales. La doula ou la sage-femme en est la simple facilitatrice. Ainsi, être doula, comme ça devrait l’être en politique, c’est le métier qui vise à sa perte, à scier la branche sur laquelle il est assis. Dans cette perspective, la naissance est comprise comme un passage qu’il s’agit de traverser grâce à des états modifiés de conscience, comme pendant le sommeil, atteignables seulement donc, quand la confiance règne.
On comprend que, dans le cadre de la naissance, il faille laisser à la femme la possibilité de se révéler à elle-même. Dans ce processus, elle ne doit pas être dérangée, mieux encore, les accompagnants ont le devoir de créer un cercle où rien ne brime la sécrétion de l’ocytocine – cette hormone du plaisir, responsable des contractions de l’utérus et de la poussée du bébé, la disparition et la dilatation subséquente du col utérin. L’adrénaline, l’hormone sécrétée par le stress, inhibe l’ocytocine. Tout doit donc être fait pour qu’elle ne puisse pas être créée. Comme chacun a déjà fait l’expérience d’une mauvaise humeur matinale qui se transmet, le stress, la peur, l’angoisse, l’adrénaline sont contagieux. À tel point que si quelqu’un est angoissé dans la pièce au moment d’un enfantement, il vaut mieux qu’il·elle sorte.
Au delà de la sécrétion de l’ocytocine, la femme qui accouche a besoin d’être dans un état de confiance, de sérénité presque, parce que sa fréquence cardiaque, ses cycles cérébraux doivent ralentir pour se mettre au diapason avec ce qui se passe à l’intérieur de son corps, plutôt que dans son environnement immédiat. À ce moment-là, la seule chose qui compte c’est d’arriver à se connecter avec soi-même et le bébé qui est en train de se frayer un passage vers le monde. Les femmes qui accouchent physiologiquement et dans des environnements sereins passent par des états modifiés de conscience – elles arrivent à partir, à se laisser entrainer dans le vortex de la naissance, et à revenir au moment des dernières poussées. On sait aujourd’hui anesthésier grâce à l’hypnose ; il semblerait que les femmes savent le faire toutes seules depuis la nuit des temps.
On oublie trop souvent l’aspect sexuel de la naissance ; de la conception jusqu’à l’expulsion tout se passe pourtant au niveau de la vulve, du vagin et de l’utérus. De nombreuses techniques de gestion de la douleur passe ainsi par la simulation de zones érogènes. Des orgasmes ont même parfois lieu au moment de la naissance.
Beaucoup de femmes qui ont enfanté de manière libre évoquent la transformation vécue. De femmes, elles sont certes devenues mères mais au-delà, elles ont aussi vécu et incarné leur puissance. Comme un rite de passage, elles se sont elles-mêmes enfantées, révélées à elles-mêmes. Pour Whapio, sage-femme américaine, la raison pour laquelle certaines femmes des peuples premiers n’utilisent pas de contraceptifs et n’ont pas non plus une flopée d’enfants tient peut-être en ceci : elles vivent le rite de passage que constitue l’enfantement et n’ont donc pas besoin de le vivre encore et encore, de le rechercher toujours dans une reproduction infinie.
D’une gestion de la naissance, on passe ainsi à un apprentissage de l’importance du cadre et de la confiance qu’on construit envers soi et les autres. Une voie vers l’autonomie et la réalisation de soi. La femme seule enfante. On ne « l’accouche » pas. Pour les accompagnants, il s’agit d’être témoins au sens où James Baldwin l’utilisait – porter un récit et un regard bienveillant sur une transformation.
La base d’un enfantement réussi, ce n’est donc pas un encadrement médical, une chambre stérile et des bips-bips qui annoncent le risque que le personnel médical va savoir gérer à nos places. La base d’un enfantement réussi, c’est la confiance. Celle qui consiste pour un·e partenaire, ou une doula, ou une sage-femme à être là et savoir que malgré (ou grâce) aux cris, tout va bien se passer. Ce qu’on nomme la phase de « désespérance » pendant l’accouchement, celle où la femme dit qu’elle n’en peut plus, qu’elle va mourir, fait partie du processus normal de l’accouchement. Mieux, cette phase signale qu’on en voit presque le bout. Comme au moment de gravir une montagne, c’est lorsqu’on est proche du sommet qu’on a l’impression qu’on ne va pas pouvoir l’atteindre, si près du but pourtant. Il en est de même pour l’accouchement où ces paroles effrayées signalent que la femme est déjà grande ouverte et qu’il s’agit encore de pousser, dans un acte de volonté, pour que la tête émerge. Puis un temps est nécessaire pour que le bébé tourne son corps et enfin grâce aux dernières poussées, soit expulsé hors du bassin de sa mère.

Risquer de vivre
Par cette reconnaissance du pouvoir de la femme à faire ce à quoi ses organes génitaux, ses hanches, son système hormonal et ses muscles pelviens sont adaptés, il s’agit de refuser un certain paradigme médical qui met la responsabilité de nos vies et de notre santé entre les mains d’une élite. Cette caste ne remplit pas les besoins qu’elle croit satisfaire. Plus que ça, ce dogme représente une vision du monde qui crée lui-même les besoins auxquels il prétend répondre.
Prenons l’exemple de la douleur. Elle est, d’abord, normale mais relève là encore d’une croyance en ce que l’accouchement fait « tellement mal ». Ce n’est pas avec cette imagerie de grande douleur que bien des peuples se représentent la naissance. Combien notre imaginaire influence t-il nos perceptions physiques ? Voir dans les contractions des « vagues » qui, avec la marée, amènent l’eau (l’enfant) au bord du rivage permet potentiellement de les vivre comme un doux roulement plutôt que comme une déchirure des entrailles.
À quel moment de l’histoire humaine a t-on arrêté de faire confiance à l’idée qu’on a été créé pour faire ce à quoi nos corps sont destinés ? Peut-être que ce moment est celui où, collectivement et poussés par des structures de pouvoir, on a arrêté de considérer le monde qui nous entoure et les autres non plus comme un donné pour lequel on doit avoir de la reconnaissance et avec lesquels entrer dans un cycle de réciprocité. Le monde, les autres, sont devenus des entités et des lieux séparés de nous-mêmes, à exploiter éventuellement. Nos corps, loin d’être de simples machines, n’ont alors plus été vus comme une enveloppe matricielle nourrie par les énergies environnantes. Peut-être a-t-on arrêté de faire confiance à nos capacités quand les inégalités sociales sont devenues telles que nous avons commencé à en mourir. Pour alléger nos souffrances, on s’est alors tournés vers la science qui amenait son cortège de nouveaux sauveurs. À défaut, malgré les nombreuses tentatives écrasées dans le sang, de s’attaquer à la cause réelle des maladies – misère engrangée par une entreprise de domination mortifère de l’homme sur l’homme –, on a cru tout entier dans ses rejetons technocrates – pénicilline, antibiotiques, vaccins, anesthésiants.
Pourtant, dans un contexte d’où la misère serait absente, il suffirait d’en faire le moins possible et de simplement créer les conditions pour qu’un humain puisse se révéler à lui-même, s’enfanter. Dans cette perspective, la pathologie est vue comme le résultat d’un refus de la réalité ou d’une partie de la réalité.
Au moment de l’accouchement, comme lors de toute expérience transformatrice de l’existence, notre glande pinéale relâcherait un peu de DMT (diméthyltryptamine) dans notre cerveau. Généralement inhibée par une enzyme (monoamine oxydase), la DMT, ceux qui connaissent sa forme synthétisée ou dans l’ayahuasca le savent, permet de vivre une expérience autre, d’avoir une perspective bien différente de la réalité. C’est la DMT qui fait avoir des révélations à certains, c’est encore elle qui serait à l’origine des visions lors d’expériences de mort imminente où la vie, semble-t-il, prend soudain une profondeur. Peut-être donc qu’en s’empêchant d’atteindre la douleur et en neutralisant nos existences dans un risque zéro, on annihile également la possibilité d’atteindre et de percevoir les différentes couches qui composent notre réalité.
C’est évidemment le même processus qui a été à l’œuvre dans la chasse aux sorcières : une assignation diabolique au corps des femmes par un État patriarcal en mal de pouvoir qui percevait très bien la puissance sacrée des attributs féminins. Ainsi en est-il du sang menstruel qui témoigne à la fois la vie et la mort : la mort d’un œuf en même temps que la naissance d’un autre. Un cycle toujours renouvelé dans nos utérus, qui nous lient de manière ombilicale à nos ancêtres, à notre mère, à notre grand-mère. Ce sang peut d’ailleurs s’utiliser pour fertiliser les plantes. On raconte qu’un temps jadis, les femmes allaient aux champs toutes ensemble (puisque les cycles des femmes vivant ensemble se coordonnent) le temps de leur « lune », sans culottes, pour fertiliser de leur sang la terre qui les nourrissait.
Pour tenter de comprendre ce que la vie cherche à nous apprendre, il est temps de normaliser, dépathologiser, démédicaliser nos existences – sans élitisme mais dans un contexte bienveillant où chacun construit sa place et définit ce qu’il considère comme sacré. Il faut que chacun puisse avoir accès aux soins et à l’attention qu’il·elle recherche et bénéficie d’une information claire et objective pour donner ou non son consentement. On ne contrôle pas la naissance, ni l’autre. Il faut retirer l’angoisse de la mort qui donne un effet iatrogène à la médecine – c’est-à-dire qu’elle cause elle-même, par la peur, ce qu’elle pense soigner. Sans peur, il n’y a plus qu’un pas pour récupérer la souveraineté de notre expérience vitale. Moins de domination du paradigme dominant et plus de liberté humaine.
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