Magnétiser les pôles d’attraction
Également disponible en anglais et en espagnol.
Pierre Clastres, anthropologue, montrait dans les années 1970 que les sociétés peuvent être comprises en fonction de ce qu’elles rejettent. C’est ainsi qu’ils décrivait les Guayakis du Paraguay actuel comme étant une société contre l’État, c’est-à-dire dont tout l’être social est orienté contre l’émergence d’une institution centrale et coercitive. Le personnage du dirigeant existe bien mais il possède uniquement le prestige de la parole – il est un chef archétypique, théâtral. La définition de notre humanité par opposition à ce qui incarne l’animalité est, d’ailleurs, une préoccupation centrale pour toutes les sociétés. Corrélativement, de nombreux noms de populations correspondent, en langue vernaculaire, au terme qui renvoie à « humain ».
Quand j’avais 13 ans, j’ai décidé de ne plus voir mon père parce que je ne voulais pas devenir comme lui. Je pensais que je lui ressemblais trop. Si je ne mettais pas un terme à cette relation, j’étais en bon chemin pour être sa copie conforme. En le rejetant, je pensais me sauver.
Au niveau individuel (qui contient « duel » soit dit en passant), serait-on nous-mêmes également ce contre quoi on s’obstine ne pas être ? Un exemple. La critique du système – je n’en suis pas immunisée – peut constituer un besoin vital. Dans ce cas, l’existence de ceux qui s’y opposent est conditionnée par l’existence dudit système, non par sa chute. Tout rêve vise à son anéantissement. Mais c’est une autre histoire. Revenons à la question : est-on ce qu’on critique ? Lorsqu’on déploie des arguments irréfutables pour remettre en question la domination, on fait usage des mêmes outils hégémoniques qu’utilise le pouvoir que l’on cherche à critiquer. En puissance, les activistes sont donc les monstres contre lesquels ils luttent. Le problème est en fait d’abord de créer des monstres. Lorsqu’on déshumanise quelqu’un sous couvert d’une plus grande humanité supposée, on utilise le mode de pensée qui a justement permis à autrui de devenir un ennemi.
Quatorze ans plus tard, après plusieurs nuits passées en compagnie de l’ayahuasca, je proposais à mon père qu’on se voit. On s’est retrouvés Place Saint Mich’ à Bordeaux. Il m’a parlé pendant plusieurs heures à l’issue desquelles je lui ai dit que je lui pardonnais. Le pardon n’était pas pour lui, mais pour moi. Parce que seul le pardon permet de se libérer. Le pardon, c’est la capacité de se voir en l’autre et de décider d’accepter ses propres faiblesses. Je lui ai pardonné parce que je voyais l’humain au-delà de ses propres blessures et des cicatrices qu’il a créées. Ça n’en fait pas un meilleur humain, ça permet juste de le voir comme il est, sans jugement. Je ne l’ai jamais revu après ça.
On aurait à gagner à devenir les amis de nos adversaires et à savoir observer l’obscurité présente en nous. Lorsqu’on blâme quelqu’un, on projette bien souvent notre propre ombre. C’est par la différenciation – reconnaitre clairement l’autre en soi – qu’on peut intégrer les différentes parties de nous-mêmes. Autrui est la seule possibilité de se connaitre soi-même : c’est d’abord ce qui est étranger à soi ; puis ce qui mène éventuellement à l’aliénation de soi ; et enfin à la réconciliation. « Dans l’amour », écrit Hegel, « se trouve la possibilité de la réflexion, de la séparation ; dans cette [union], union et séparation sont unifiées, [elles sont] un vivant qui avait été opposé à lui-même et se sent “maintenant” lui-même [puisqu’il] n’avait pas fait de cette opposition un absolu. » Dans la pensée mésoaméricaine, il n’y a pas non plus d’opposition entre les paires duelles mais une volonté de tissage entre ce qui parait séparé : l’eau souterraine et le ciel sont unis par la ligne d’horizon que tracent les collines et les montages. Ensemble ils constituent le Tout, ou ce qui est complet.
Pardonner à son adversaire n’est cependant que la première étape pour intégrer les parties de soi qu’on reconnait en l’autre, qu’elles soient honnies ou admirées. Mais en amour, qui pourrait être éventuellement le lieu où se manifeste la possibilité de générer la confiance qui permet d’être soi-même, tout fout le camp. En tout cas pour moi. Je crois que c’est parce que ce sont uniquement dans ces relations intimes qu’existent les opportunités pour travailler profondément ses blessures d’enfance. Moi, je me prends des murs, le bitume, des parpaings ou des poutres, c’est selon. La première fois, c’était le bitume, suis tombée en skate-board la tête la première : deux petits traumas crâniens, une épaule cassée et cinq jours d’hôpital. Et un œil au beurre noir de l’espace. Quand je suis revenue travailler au labo, un des commentaires a été : « Faudrait penser à changer de mec. » Ce n’était pas si loin de la vérité.
L’un des problèmes du monde contemporain, selon ce que j’en comprends en tout cas, c’est la volonté d’une éternelle jeunesse, qui est comme une incapacité à transcender l’enfant blessé en soi. Peur de l’abandon, de ne pas être assez, d’être rejeté, etc. Si on a réussi à se protéger d’une souffrance, cela signifie avant tout qu’on y a échappé. Elle finira par nous tuer si on continue à s’y dérober. L’âme veut guérir. La blessure reviendra éternellement jusqu’à ce que dans un acte aigu de volonté, on fasse volte face et décide d’en faire non le monstre dont on doit se cacher mais un précieux trésor qu’on doit trouver. Il faut savoir plonger dans le vide – de l’autre côté, il y a sa propre vocation. Je n’invente rien : vide et vocation proviennent de la même racine latine.
Je ne suis pas sure d’avoir encore compris ce dont mon âme cherche à se soigner. Le fil est ténu entre dépasser son égo et se faire du mal ; respecter l’autre et ne pas se respecter soi-même ; se transformer et se détruire. En deux ans, je suis tombée d’un mur, et une poutre m’a atterrie sur le nez, me le cassant un peu. Mon chien s’est fait enfoncé le crâne. Tout dans la face. Il y a quelques semaines, je rentrais dans un mur en voiture. Même la voiture commence à me parler. Le village le plus proche du lieu de l’accident s’appelait… Le Paradis.
La mort et l’amour, ce qui crée du désir et ce qui engendre de la peur forment les pôles entre lesquels la vie advient. Ce sont deux sentiments qui fonctionnent comme des aimants – attraction et répulsion. Pour la pensée grecque ancienne, Éros est la divinité de l’amour, l’une des seules qui n’engendre pas d’enfants d’ailleurs. Éros est le fils du Chaos ou de la Nuit qui le conçoit avec l’Obscurité. Éros est le frère de Thanatos, qui est la divinité de la mort. Éros et Thanatos sont le couple existentiel, l’amour et la mort, au sens où ce sont ceux qui donnent le frisson qui permet de se sentir en vie. Ils montrent la voie qui permettrait de sublimer ce qui pourrait éventuellement nous annihiler. Thanatos ne représente pas tant l’auto-destruction que la dissolution de soi grâce à ce qui est autre – l’inconnu, l’étranger, ou autrui. Se désintégrer un peu, ce n’est pas mourir. Le but ce n’est pas de toucher le fond, mais de s’ouvrir à la possibilité d’être intégralement changé·e par chaque rencontre avec le singulier. Suivant Joseph Campbell paraphrasant Nietzsche, « Prenez garde lorsque vous exorcisez vos démons, vous pourriez bien supprimer le meilleur de vous-même. »
En physique, l’annihilation correspond à la rencontre entre une particule et son anti-particule à partir de laquelle elles produisent de l’énergie et/ou d’autres particules. Autrement dit, annihilation = création.
On parle souvent des énergies fossiles sans nécessairement savoir d’où elles proviennent. À l’ère Carbonifère sont apparus les grands arbres à écorce ligneuse. Mais le champignon qui facilite la désintégration de la lignine et les insectes favorisant le pourrissement n’existaient pas encore. La Terre a donc été recouverte d’arbres morts qui ne se décomposaient pas. Et c’est cette matière non détruite, cette interruption dans le cycle de la décomposition et du renouvellement qui est à l’origine des matières fossilisées dont notre culture extractiviste et capitaliste dépend aujourd’hui.
Ce qui distingue un objet réalisé en série d’un travail original, c’est le défaut, le truc qui ne devrait pas être là et qui rend la création unique. Le défaut est peut-être la plus grande qualité – c’est le manque apparent de quelque chose qui donne sa valeur à chacun. Sans cassure, pas de réparation possible. Sans blessure, pas de guérison. C’est cet abîme, ce trou qui donne de la profondeur à tout le reste. Par cette fêlure la lumière peut circuler. Que ce solstice soit la consécration de l’obscurité à partir de laquelle la clarté du jour émergera un peu plus chaque jour.
Quelques sources pour ce bulletin en plus de celles déjà citées :
- le podcast « Living Myth » de Michael Meade (en anglais) qui conte avec érudition les histoires mythologiques pour mieux comprendre notre réalité
- l’entretien de Sophie Strand en novembre 2022 avec « For the Wild » (en anglais) qui lie, entre autres, l’altérité et le nécessaire processus d’altération
Bulletin initialement publié le 21 décembre 2022 sur Paradoxicon où il est possible de soutenir mon travail en s’y abonnant de manière payante ou gratuite.
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