Le 18 novembre dernier, les députés (35 en fait) ont légalisé l’utilisation des tests osseux pour estimer l’âge chronologique des jeunes étrangers isolés, permettant ainsi de réaliser des économies en s’en délestant allégrement. Le détournement de méthodes utilisées, à l’origine, pour étudier le développement et la croissance humaine se situe en marge de toute bonne foi scientifique et signe de manière particulièrement abjecte la propension de l’expertise moderne à viser le résultat en oubliant l’humain.
Une pétition pour l’interdiction des tests osseux utilisés pour estimer l’âge des vivants (des jeunes étrangers isolés). Et certains médecins légistes qui se targuent d’avoir renvoyé dans leurs pays de jeunes migrants parfois inscrits au collège, trimballés de chambres d’hôtels en centres “d’accueil” tous plus sordides les uns que les autres, sans famille.
Des jeunes renvoyés chez eux grâce à l’estimation de leur âge “réel” donc, établie sur la maturation osseuse pour laquelle la recherche de précision a annihilé celle, bien plus nécessaire, de fiabilité. Joli exemple de fuite en avant et de défaite de la pensée : du résultat, du résultat, des réponses définitives (même fausses), c’est tellement plus simple. Contrairement à ce qu’un monde totalitairement orienté vers la croissance voudrait nous faire croire, il n’y a pas d’absolu, pas une seule et unique opinion qui soit viable, pas de facilité et certainement pas en biologie.
Le grand détournement
Le développement des os de la main et du poignet, la fusion de l’extrémité sternale de la clavicule ainsi que le développement des dents suivent un processus que l’environnement vient influencer : vie dans une zone de guerre/ urbaine, carences alimentaires/ obésité, activité sportive intense/ sédentarité extrême. Ces influences étant diverses et pouvant survenir à différents moments de l’enfance ou de l’adolescence sont les causes de la difficulté à faire coller le développement de ces éléments squelettiques, dit âge squelettique, avec un âge chronologique précis et fiable. Les études qui ont été réalisées – à l’origine pas pour estimer l’âge chronologique d’un jeune isolé mais pour étudier la variabilité humaine à ce niveau-là– portaient principalement sur des jeunes européens ou américains n’ayant a priori pas subi des conditions de vie telles que celles des jeunes pour lesquels les juges requièrent l’estimation de l’âge chronologique.

La recherche de fiabilité, très compliquée à atteindre dans le cas de la maturation osseuse donc, renvoie au fait que l’âge chronologique estimé, ou l’intervalle chronologique, à partir de ces critères osseux sera le même pour tous les jeunes. Mais, comme les conditions de vie influencent les moments auxquels surviennent les événements marquants le développement des os, il est impossible à l’heure actuelle de faire coller un âge chronologique avec un âge de maturation osseuse qui serait valable pour toute l’humanité. À moins de fournir, et c’est un minimum, de larges intervalles qui correspondent aux âges chronologiques maximums et minimums observés chez les jeunes sur lesquels le développement osseux a été étudié, ceux-ci (je me répète) ayant été correctement nourris et n’ayant pas ou peu subi de stress traumatiques. Ces minimums et maximums correspondent en moyenne, et pour l’ensemble des méthodes connues, à un écart de plus ou moins 4 ans autour de l’âge chronologique observé.
La recherche de précision, elle, correspond à l’estimation d’un âge le plus précis possible ; l’idée étant, dans la majorité des cas, de distinguer les jeunes de plus de 18 ans de ceux encore mineurs. Si on veut être un peu sérieux, on devrait parler en termes de fiabilité puisque la précision, dans ce cas précis, est impossible à atteindre (sauf si considère qu’une estimation de plus ou moins 4 ans autour d’un âge chronologique est précise). Les médecins légistes, principaux responsables de ces expertises et en quête de précision (d’un résultat désignant les coupables majeurs des innocents mineurs), basent principalement leurs conclusions sur la déviation standard ou écart-type qui est, comme son nom l’indique, l’écart par rapport à la moyenne dans la population étudiée : ils disent “compte tenu de telle et telle méthode (généralement 3 mélangées) évaluant le développement osseux de ce jeune, il devrait être âgé de [au hasard] 19 ans plus ou moins 18 mois”. Cet écart est traduit en pratique comme étant une “marge d’erreur”, ce qui est faux, ultra-faux : ces 18 mois correspondent seulement à l’écart observé pour 67% des jeunes américains et européens chez qui le développement squelettique a été observé. À l’inverse, la variabilité réelle, qui représente “en vrai” ce qui a été observé chez 100% des jeunes étudiés, correspond aux âges chronologiques maximum et minimum observés dans la population étudiée.
Les médecins légistes toujours en charge de ces expertises, et en tout cas pour ceux qui en parlent en public, se considèrent comme des “techniciens”. Comprendre : ils ne sont pas responsables des résultats de leurs expertises (aussi aberrants, scientifiquement parlant, puissent-ils être) et répondent seulement aux injonctions des juges (qui ne leur enjoignent pas d’être malhonnêtes cependant). Or, la contradiction apparaît très vite quand ils évoquent la pétition susmentionnée : l’interdiction des tests osseux leur retirerait la possibilité de le faire, la laissant à d’autres moins qualifiés, moins experts et donc avec moins de réflexion en la matière. Vous la voyez la contradiction ? Expert ou technicien, il serait bien de redescendre un peu sur terre, de se renseigner même vaguement sur les variations en termes de croissance et développement et d’avoir suffisamment d’humilité pour ne pas fournir de résultat précis quand ce n’est pas possible. Surtout quand la finalité avouée est de se débarrasser de la prise en charge de ces jeunes.
Dé l’évolutionnisme à la théorie du progrès
Le 18 novembre 2015, nos chers représentants ont donc validé l’utilisation de ces “tests” dans le cadre d’“expertises scientifiques” visant principalement à déterminer si un jeune est majeur ou ne l’est pas. En France, il est donc possible de décider du destin de personnes (d’enfants) sur la base de tests dont la fiabilité est moindre, va à l’encontre de tout bon sens et dont l’utilisation n’est, à l’origine, absolument pas destinée à estimer un âge chronologique mais à étudier la variabilité humaine en termes de croissance et développement.

Croissance et développement, de bien gros mots, lourds d’histoire et de pré-supposés qui, pourtant appliqués à l’étude bio-anthropologique sont relativement inoffensifs. Il s’agit principalement d’étudier comment les individus d’ici et d’ailleurs grandissent, pour savoir comment et pourquoi des différences existent. C’est sans compter sur le fait que, de notre côté du monde, lorsqu’on parle de “retards”, on a cette vilaine manie de toujours évaluer les retards vis-à-vis de nos propres normes. Même au niveau biologique lorsqu’on parle de retard en termes de développement, on se base quasi-uniquement sur des standards établis sur des populations européennes ou américaines. Il est étonnant de constater à quel point cette notion d’une maturation “type” a été intégrée par la majorité des chercheurs (et pas seulement, ni même seulement les biologistes) du monde “en développement” éduqués aux journaux scientifiques américains (surtout) à fort impact factor.
Si l’étude du développement biologique humain a été un jour ethnocentrée, elle est aujourd’hui écono-centrée : nous n’avons plus d’ethnie, ni ne nous reconnaissons des valeurs, en revanche, nous suivons tous aveuglement la loi de la croissance économique et, parallèlement, celle d’un développement (y compris au sens biologique donc) qui n’aurait qu’une seule norme.
Si cette tendance à considérer comme intrinsèquement suspicieux ce qui n’est pas pareil à la quête de progrès et de croissance de l’Occident s’arrêtait à la recherche (il existe même des Masters en développement !), l’humanité ne se porterait peut être pas si mal. Or, le “monde” de la recherche, bien qu’adorant se croire à part, n’est pas tout à fait hors du monde et l’idéologie du progrès a fait des petits. Comprenons, à la suite de Jean-Claude Michéa notamment, le libéralisme forcené comme un fait qui s’est immiscé à tous les niveaux de la vie : une emprise totale de la doctrine “toujours plus vite, toujours plus grand, toujours plus”, sans respect de quoi que ce soit ni de personne mais avec la liberté en bandoulière sur le mode “pousse-toi de là que je m’y mette”. L’économie modelant nos sociétés et non plus l’inverse, on parle de “retards” de croissance économique, de pays “sous-développés”. Pierre G. Nakoulima faisait une bonne synthèse de l’effet de cette vision du « développement comme paradigme occidental » dans La Décroissance de juillet-août 2015 : « [il] est une entreprise visant à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en marchandise ». Il n’y a pas, effectivement, un type de développement ultime mais bien différentes possibilités, dépendantes des lieux de vie, des traditions (ouh, le vilain mot), des cultures, des habitudes.
Dans le même ordre d’idées, on continue parfois de considérer avec un regard tout à fait positiviste l’évolution des modes d’organisation humains, dont le pouvoir coercitif d’une démocratie urbaine serait le stade ultime. Allons fouiller encore plus profond dans nos origines, et rappelons ici que des chercheurs (aux amis chercheurs, il ne s’agit pas de vous tous, fort heureusement) considèrent encore la néolithisation comme la plus grande avancée de l’histoire de l’humanité (après la découverte du feu). Le Néolithique, cette période charnière où l’humanité s’est tournée vers l’agriculture en commençant à exploiter ses pairs et son environnement, se rendant au passage, bien plus susceptible aux maladies. Que dire de la responsabilité scientifique de ces chercheurs positivistes qui pré-supposent que toute évolution est nécessairement bonne ? Le bon sens commun les fait bien évidemment mentir ; il ne viendrait l’idée à personne d’évaluer toute chose comme un pur progrès : même le plus fanatique d’engins motorisés peut considérer que la perte de sens moral dans nos sociétés modernes ultra-libérales est déplorable. Il n’y a bien que les politiciens, experts, et autres journaleux détenteurs de la parole officielle qui ne mettent de nuance à rien et parlent en termes d’absolus. Pas plus idiots que les autres, il font, en revanche, partie de la caste qui domine et qui est prête au pire pour y rester et ne surtout pas se remettre en cause. Avoir une pensée multiforme et complexe ne rapporte que peu de voix, ou de lecteurs.

« Notre modèle de société est vendu comme une référence, une norme, un objectif à atteindre pour le reste de la planète. Il est partout une illusion mortifère, tant il ne peut survivre sans écraser l’autre. » Remettre en cause l’idée d’un progrès unilatéral de l’humanité est essentiel si on veut redonner à l’humanité un semblant de décence. Le respect devrait en être le premier pilier. Respecter l’autre, c’est faire de sa propre responsabilité l’objet essentiel de chacune de ces décisions (d’achat ou de refus de celui-ci notamment, puisque c’est ce que nous avons de plus ostentatoire aujourd’hui – et de vie pour ceux qui ont le courage de s’en donner les moyens) et ce en permanence, plutôt que de viser au maintien de son illusoire liberté. Sous d’autres latitudes et lorsque le socialisme était essentiel pour reprendre l’avenir en main, d’autres le disaient déjà : « Surtout, soyez toujours capables de ressentir au plus profond de votre cœur n’importe quelle injustice commise contre n’importe qui, où que ce soit dans le monde ». Le dédouanement, la dé-responsabilisation sous couvert de “si je ne le fais, d’autres le feront à ma place” a prouvé qu’il pouvait mener à la barbarie en séparant l’individu professionnel de l’individu réel, en séparant sa responsabilité personnelle de sa responsabilité collective. Comme dans la médecine moderne.
Soigner ou guérir
« Le but de l’une est de guérir la maladie, le but de l’autre est de maintenir en bonne santé. »
Masanobu Fukuoka
Si la médecine moderne occidentale a produit des avancées considérables pour guérir des maladies infectieuses, contagieuses et très mortelles, ces résultats-là, mesurables, lui font parfois perdre son sens même. Pour comparer les médecines occidentale et orientale, Masanobu Fukuoka, paysan et biologiste japonais, disait : « le but de l’une est de guérir la maladie, le but de l’autre est de maintenir en bonne santé ». “Guérir” est évidemment l’un des corollaires de la médecine, mais on a tendance à oublier que “soigner” fait également partie du processus de guérison. Les médecines “traditionnelles” sont, effectivement, porteuses de bien d’autres choses que de remèdes aux maux – de paroles, de savoirs, de traditions qui lient l’homme avec son milieu. En plus du désengagement progressif de l’économie hors de la vie réelle, suivant l’analyse de Zygmunt Bauman, le déploiement du paradigme moderne a été possible par le « désengagement, […] la discontinuité et […] l’oubli » de l’histoire, des particularités régionales, de l’existence et du mode de création des liens sociaux. Cela est vrai jusque dans nos corps.

Raillées par nombre de médecins modernes, – même s’il est certainement vrai que la vague New-Age des années 70 n’a pas aidé – le sort des médecines alternatives non détentrices du monopole de l’expertise scientifique à l’occidentale rappelle étonnamment la mise au rebut des icônes religieuses, porteuses de bien d’autres choses – de valeurs permettant de s’unir notamment – que de simples superstitions (on ne nie pas pour autant que les monothéismes aient pu être obscurantistes en leur temps mais il s’agirait ici et maintenant de savoir qui “obscurantise” quoi en se déclarant avoir raison).
L’humanité a toujours évolué (pas nécessairement positivement) en faisant des choix. Quelle est donc ce nouveau monopole de l’expertise, autre mot du savoir utilitariste, qui essaye de faire croire qu’elle n’est pas idéologue, qu’il n’y a pas d’alternative et que donc elle a raison, qu’elle est neutre, et détachée de toute passion ? La technique et la science, autrefois porteuses de “progrès” (si elles l’ont jamais été) ne sont aujourd’hui plus que des regrès (de régression) qui nous empêchent d’avoir des idées sur les choses aussitôt remplacées par un “savoir neutre” sur ces mêmes choses. Quand l’expertise domine, l’humain est évacué. La folie, l’amour, les sentiments, les croyances en des valeurs ne sont plus que des questions à chiffrer, évaluer en termes de rapport coût/ bénéfice, ou pire, à résoudre.
Lorsque Descartes a donné des mots à la naissance du monde moderne en y imaginant l’homme comme maître et possesseur de la nature, il avait négligé que cela pourrait lui faire perdre maîtrise et possession de lui-même. Ceux qu’on appelle “patients” (ce mot en dit quelque chose, d’ailleurs) n’ont pas la maîtrise de leurs corps : les experts de son fonctionnement, neutres de toute évidence (c’est ironique), leur font s’en déposséder. Comme pour les machines qu’on envoie chez les garagistes et autres réparateurs sans vraiment comprendre ce qui ne va pas, on attend que la médecine nous sauve et on comprend rarement le fond des problèmes, prenant donc des médicaments qui affaiblissent et qu’il faut associer à d’autres médicaments pour se renforcer, qu’il faut eux-mêmes combiner à d’autres médicaments pour contrer les effets secondaires des deux premiers, etc. Dans la méga-machine, le corps est lui-même devenu une machine dans lequel plus aucun affect n’a cours : tout y est solvable, remplaçable, améliorable. Ceux parmi les médecins qui se considèrent détenteurs de la vérité (et des lauriers) auraient grand intérêt à se rappeler les premiers mots du serment qu’ils ont prêté avant de pouvoir exercer : « Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux. »
La médecine n’est qu’un triste reflet d’un système malade qui ne sait plus que panser ses symptômes, sans jamais se penser pour identifier les racines des véritables problèmes. Lorsqu’on a soumis le politique a des questions techniciennes solvables par des experts, on l’a dépossédé de sa nature même : le politique est ce qui est discutable, ce qui participe à l’exercice de la pensée plutôt que de la stopper court dans son élan par la voix de celui qui sait et se déclare neutre sans jamais l’être.
Article initialement paru le 1er juin 2016 sur Le Comptoir
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