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Pièces et main d’œuvre : « Nous ne vivons plus en démocratie mais en technocratie »


Pièces et main d’œuvre (PMO) est un collectif grenoblois qui diffuse depuis presque vingt ans un esprit critique au travers de textes au vitriol et d’actions coup de poing. Leur cheval de bataille est « la technologie – non pas ses “dérives” – [en tant qu’elle constitue] le fait majeur du capitalisme contemporain, de l’économie planétaire unifiée. » Ils considèrent ainsi que « la technologie est la continuation de la guerre, c’est-à-dire de la politique, par d’autres moyens. » En septembre 2017, PMO faisait paraître leur Manifeste des chimpanzés du futur : Contre le transhumanisme, un essai qui invite à comprendre que nous sommes entrés dans le règne de la technocratie et que si nous, simples humains, ne nous ré-autonomisons pas rapidement, les transhumanistes bidouilleurs de gènes et avides d’immortalité auront notre peau.

Alizé LJ : Vous venez de publier le Manifeste des chimpanzés du futur : Contre le transhumanisme (septembre 2017, Service compris). Vous l’introduisez en rappelant que le transhumanisme n’est que le nouveau mot pour l’eugénisme. Alors que l’eugénisme du début du XXe siècle se traduisait de manière négative par l’élimination de ceux qui “compromettaient” une certaine idée de l’espèce humaine ou d’un groupe, l’eugénisme du XXIe siècle se traduit positivement par l’augmentation biologique de ceux qui en ont les moyens et l’envie contre ceux qui acceptent encore de n’être que des humains. Pouvez-vous revenir sur cette filiation ?

Pièces et main d’œuvre : La tentation eugéniste hante les sciences du vivant depuis le XVIIIe siècle et la volonté de se rendre comme “maîtres et possesseurs de la nature”. D’abord sur le modèle de la sélection animale, en triant pour ne conserver que les meilleurs spécimens de la race. Francis Galton, le cousin de Darwin et précurseur de la biométrie, invente le terme “eugenics” en 1883 à la suite d’appellations diverses – “hominiculture”, “orthobiose”, “aristogénie”. C’est lui qui importe l’usage des mathématiques dans la biologie et l’étude des populations, pour en tirer des lois statistiques et des pistes d’“amélioration” de l’espèce. Promu par de nombreux scientifiques et idéologues de tous les bords politiques, l’eugénisme pratiqué par des États démocratiques (États-Unis, Suède notamment) avant la Seconde Guerre mondiale traduit une volonté de rationalisation de la gestion du cheptel humain.

Il trahit aussi, comme le nazisme et le stalinisme, le désir de créer un homme nouveau, des “êtres semblables à des dieux”, selon le généticien américain Hermann Muller en 1935. De son côté Julian Huxley (frère d’Aldous), biologiste eugéniste, évoque l’eugénisme comme “une partie intégrante de la religion de l’avenir”. Si le culte du progrès remplace les dogmes religieux, le registre reste le même – celui de la foi et du sacré. Le fantasme d’auto-divination, présent dans l’imaginaire de l’humanité depuis des millénaires, prend forme concrète avec les avancées scientifiques, elles-mêmes nourries de ce désir de toute-puissance. Les deux s’imbriquent désormais.

« L’éducation, le contrat social, l’émancipation du joug religieux permettent le progrès – compris comme progrès social. […] Mais cette perpétuelle accumulation de puissance entre les mains d’individus, de classes, de sociétés, qui ne sont ni plus sages, ni plus justes et meilleurs que leurs ancêtres n’est rien d’autre que le progrès de la mort. »

Après la mise en pratique nazie et le problème d’image qui en découle, Julian Huxley ne renonce pas au projet eugéniste. Il fait comme tout publicitaire en pareil cas : il conserve la chose et change le nom. Reprenant la piste ouverte par son ami, le jésuite technolâtre Pierre Teilhard de Chardin, il propose en 1957 d’appeler “transhumanisme” la prise en main de l’évolution par les moyens scientifiques. Les transhumanistes actuels ont adopté le nom et l’idée. Ils assurent, comme l’un des pionniers du mouvement aux États-Unis, Ray Kurzweil [responsable de l’ingénierie pour Google, NDLR], que « la technologie est la continuation de l’évolution par d’autres moyens ». Traduction : qui maîtrise la technologie maîtrise l’évolution. La technocratie, classe dirigeante du techno-capitalisme, a seule la maîtrise et la possession des machines et des moyens – mekhanê désigne les deux en grec –  pour orienter et contrôler la suite de l’histoire humaine selon son désir de toute-puissance. Pour “augmenter” les capacités physiques, intellectuelles et morales, supprimer la vieillesse et la maladie, faire reculer indéfiniment l’âge de la mort de ceux qui auront les moyens et l’envie de renoncer à leur humanité. Où l’on voit surgir à nouveau la tentation eugéniste de discrimination entre les “supérieurs” (i.e. les “augmentés”) et les inférieurs, c’est-à-dire ceux qui ne voudront ou ne pourront s’automachiner. Ce que le cybernéticien anglais Kevin Warwick a résumé de sa formule : « Ceux qui décideront de rester humains et refuseront de s’augmenter auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur » (Libération, 12 mai 2002).

« I am not afraid of dying, I’m afraid I haven’t been alive enough » [« Je n’ai pas peur de mourir, j’ai peur de n’avoir pas été assez vivant »] (Mr. Nobody, 2009)

Outre cet objectif commun, la “filiation” du transhumanisme avec la tradition eugéniste éclate aussi dans certains moyens envisagés par les scientifiques transhumanistes pour y parvenir : reproduction artificielle et dirigée de l’humain, manipulations génétiques, bébés sur mesure – « conception humaine consciente », selon l’expression du chercheur transhumaniste américain Gregory Stock. Encore un nouveau nom pour l’eugénisme.

La « conception humaine consciente » était aussi défendue par le transhumaniste Bernard Lafargue à Bordeaux en décembre 2017. Selon lui, les races qui se reproduisent elles-mêmes sont vulnérables (et donc vouées à disparaître). Il faudrait donc « concevoir de manière rationnelle ». Ainsi, chacun porte une “responsabilité” dans la perpétuation de l’espèce et celui qui déciderait de soumettre la grossesse aux lois du hasard frise l’inconscience. Pour rester humain, il faudrait donc s’artificialiser. Est-ce que ce rejet de ce qui n’est pas artificiel prend racine dans l’idée qui permet à la société libérale de se déployer comme « fait social total » (selon les mots de Jean-Claude Michéa) – l’homme est un loup pour l’homme ?

Le déraisonnement de Lafargue a un précédent fameux ; celui du lieutenant William Calley, coupable du massacre de My Lay, en 1968, au Vietnam, qui déclara pour sa défense : « En vue de sauver le village, nous avons été obligés de le détruire. » La même logique est à l’œuvre quand le général de Gaulle, pour mettre la France à l’abri de toute nouvelle invasion et la pérenniser, active la destruction de la vieille société paysanne, avec ses charmes, ses paysages, sa population stagnante, pour lui substituer une société industrielle moderne, puissante, populeuse, “sanctuarisée” par la dissuasion nucléaire. Quoi que son nom survive, le pays réel est mort durant ces “Trente glorieuses”, après cent ans d’agonie.

La « conception rationnelle » n’a pas attendu Bernard Lafargue pour exister. Dans nombre d’espèces animales, la femelle choisit avec soin le géniteur avec qui elle accepte de mêler, de reproduire et de transmettre ses gènes. Nous ne sommes pas allés voir sous les peaux de bête des primitifs, mais il serait bien étonnant de ne pas trouver des traces de ces préoccupations biologiques, ni de ces parades amoureuses, dans la sélection des partenaires respectifs. Me fera-t-il, me fera-t-elle, de beaux enfants ? Sera-t-il, sera-t-elle, capable de les nourrir, de les éduquer, de les protéger, jusqu’à leur maturité ?

Et puis faute d’avoir le premier choix, on se rabat sur le géniteur ou la génitrice disponibles – sauf inceste, nous dit Lévi-Strauss – mais nos ancêtres lisaient-ils Lévi-Strauss ?

« Ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique, qui nous empêche d’avoir une fonction critique et de la faire servir au développement humain. » 

Jacques Ellul (Les nouveaux possédés, 1973)

Toutes sortes de gènes se sont ainsi transmis et mêlés de génération en génération, y compris ceux de Néandertal, contribuant à la diversité et à la bonne santé génétique de l’espèce. C’est qu’un “mauvais gène” en tel lieu et telle époque, peut soudain se révéler précieux, voire nécessaire, ailleurs et plus tard. Il ne faut rien jeter, ça peut servir. La nature, avec son mélange variable de hasard et de nécessité, nous a conçus jusqu’ici de manière on ne peut plus rationnelle, quoique cette rationalité échappe à M. Lafargue.

Pardon pour le poncif, mais l’homme, « animal politique » (Aristote), présente déjà un double caractère ; naturel en ce qu’il est né ; artificiel en ce qu’il est socialisé par ses congénères. Soit, nature innée + culture acquise. L’épithète “politique” précise et modifie le substantif “animal” auquel il se rapporte. Voyez Les Enfants sauvages de Lucien Malson, enfants-loups, -moutons, -veaux, -chamois, -gazelles, irrémédiablement façonnés par leurs parents nourriciers ; il n’y a pas d’humain possible en dehors de l’humanité, mais de simples animaux.

« Il n’y a pas d’humain possible en dehors de l’humanité, mais de simples animaux » (image de Thomas Thwaites, 2016)

Reste que cet animal politique n’est pas un insecte social. Ce que veut Lafargue, après bien d’autres, c’est l’abolition de l’homme individuel au profit de l’individu collectif : la ruche, le guêpier, la fourmilière, la termitière. En politique, c’est ce qu’on appelle depuis que Mussolini a popularisé le terme, une société totalitaire. L’asservissement total des sociétaires aux intérêts de la société soumise a un implacable fonctionnement mécanique.

La réduction de l’homme à un pur produit social, et même scientifique, qu’il serait licite de machiner – manipulations génétiques – en fonction des intérêts supposés de l’espèce, aboutit à la fabrication d’enfants machines, mutilés de leur moitié d’humanité, leur naissance animale, de même que les enfants sauvages sont mutilés de leur socialisation. Ces enfants machines ne naissent pas libres, ils n’ont pas leurs fins en eux-mêmes. Ce sont des enfants moyens, en vue d’un but décidé par leurs concepteurs. Moyens et machines sont ici des synonymes, quasi interchangeables, et que le grec rendait par le seul mot de mekhané. C’est évidemment l’actualisation du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley.

Il s’agirait donc de détruire l’humain en vue de sauver l’humain ; paradoxe qui fera se pâmer d’aise les amateurs de fausse profondeur et de pseudo-complexité que les départements de sciences humaines produisent désormais en masse. Gare aux thèses et aux volumes qui vont nous grêler dessus !

Le règne du marché, de la loi de l’offre et de la demande, de la concurrence libre et non faussée, ne peut que stimuler la production artificielle de l’humain, soumise aux mêmes règles que les autres productions industrielles. Chaque consommateur doit, pour gagner sur le marché – économique, sexuel, social, etc. – acquérir les mêmes avantages que les autres, et si possible, des avantages supérieurs. « Best and improved » comme dit la publicité américaine. Un avantage concurrentiel, provisoire certes, jusqu’à ce que les autres consommateurs l’aient également acquis.

Il en est de même pour les entreprises contraintes d’innover sans cesse pour conquérir, conserver, retrouver cet avantage concurrentiel vis-à-vis de leurs rivales. Et en fin de compte, dit Le Manifeste du Parti communiste, « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. »

Cependant l’histoire ne commence pas avec la bourgeoisie et l’avènement du libéralisme. Les capitalistes sont avant tout des passionnés de puissance qui accumulent les moyens de la puissance dans la société de leur temps : les vaches, la terre, les armes, l’argent, les machines. Que ces moyens changent, ils changent de moyens. Ainsi la recherche de “retour”, de rendement financier, pourrait disparaître sous le régime mécanocratique, en tant que moteur de l’accaparement, au profit de celle des moyens directs de la puissance tels que les poursuivent les transhumanistes : c’est-à-dire des machines, des “engins de création” de Drexler et de l’auto-machination.

« There’s no gene for fate » [« Il n’y a pas de gène pour la destinée »] (Bienvenue à Gattaca, 1997)

Le profit capitaliste est d’abord un moyen d’acquérir des moyens – les fameux “moyens de production et d’échange” que les communistes veulent collectiviser – en vue d’un but – la volonté de puissance (pouvoir, prestige, jouissance, longévité) ; et même en vue de la toute-puissance – création et immortalité. C’est dire que “le rejet de la nature” est le pendant d’un projet métaphysique qui s’est d’abord énoncé en termes d’“homme dieu”, de divinisation et de résurrection, avant de s’en remettre aux moyens plus pratiques et tangibles de la machination et de l’auto-machination. En clair, la transformation du corps par ingénierie génétique et hybridation électromécanique.

Poussée jusqu’au bout, cette volonté de puissance s’inverse en son contraire et retrouve la haine du corps et du monde, “impurs”, “mauvais”, professée par les dualistes et manichéens. D’où ce projet pour les plus extrémistes des transhumanistes de “télécharger leur conscience” sur le réseau et de fusionner avec le Grand Tout de la machine communicante.

En attendant cette étrange et peu enviable apothéose, le concept de lutte de classes opposant homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurandes et compagnon, bourgeois et prolétaire, décideur et exécutant, “bref oppresseurs et opprimés”, reste valide. Tout au plus devrait-on généraliser sous la forme “mécanocrates (détenteurs des moyens /machines) et acrates (les sans pouvoir)”. Mais il est vrai qu’il s’agit là de néologismes assez lourds et pédants.

« Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine. » 

Jacques Ellul (La technique ou l’enjeu du siècle, 1952)
Il semble qu’on ait récemment franchi un nouveau stade dans la reproduction artificielle et dirigée de l’humain puisqu’en mars 2017 était annoncée la naissance des premiers êtres vivants à partir d’un utérus artificiel à l’hôpital des enfants de Philadelphie. Sous couvert d’améliorer le potentiel de survie des grands prématurés, on met tranquillement en œuvre les moyens de fabriquer des êtres de A à Z, comme le craignait déjà Aldous Huxley (frère de Julian donc) dans Le Meilleur des mondes (1931). Est-ce quelque chose qu’on retrouve dans l’ensemble de la galaxie transhumaniste – cette tentation d’utiliser la santé ou le progrès humain pour justifier leurs délires de puissance ?

Notez la contradiction à vouloir forcer la survie de grands prématurés (à Philadelphie, il s’agissait d’un agneau), et à s’inquiéter par ailleurs de la dégénérescence de l’espèce faute de sélection naturelle. Contradiction qui ne peut se résoudre que par un surcroît de technologie.

Pour les ennemis du vivant et les transhumanistes, l’utérus artificiel, comme la production in vitro de gamètes “artificiels” à partir de cellules souches, permet de s’affranchir du commerce charnel de la reproduction, qui les dégoûte. L’utérus est un “endroit obscur et dangereux”, selon certains, et “les femmes ne feront rien dans la vie tant qu’elles auront un utérus”, disent les “Mutantes”. Surtout, ces technologies promettent des enfants sur-mesure, conformes au désir de leurs commanditaires, qui est d’abord un désir de puissance. Quand le transhumaniste Nick Bostrom souhaite que « la somme de nos choix résulte dans la naissance de telle personne plutôt que telle autre », il exprime sans fard la volonté de puissance ultime : décider d’un être humain. Pour le coup, c’est le Frankenstein de Mary Shelley qu’il faut évoquer. Les inhumains veulent autant la satisfaction égoïste de leurs désirs que la rationalisation totale de la gestion du cheptel humain ; leurs scénarios conjuguent les deux.

« Il est plus gratifiant pour un neurochirugien d’implanter des nano-électrodes dans le cerveau de parkinsoniens que de militer pour l’abolition des pesticides et autres substances neurotoxiques. »

Que ce projet totalitaire se pare de vertus humanitaires et médicales n’est pas surprenant. On se souvient que les OGM devaient éradiquer la famine en privatisant les semences. Le “biogérontologue” transhumaniste Aubrey de Grey enjoint ses collègues à ne pas parler d’homme “augmenté”, d’immortalité, ni même de transhumanisme, mais à assurer au contraire qu’ils ne font que poursuivre l’œuvre des médecins, « afin d’éviter les débats inutiles ». Aussi cynique, l’ex-députée et adjointe au maire grenobloise Geneviève Fioraso, ex-ministre de la Recherche, recommande de faire témoigner les associations de malades en cas d’opposition aux nécrotechnologies : « La santé, c’est incontestable », selon elle. Grenoble est un laboratoire du transhumanisme réel.

La manipulation est grossière. Chacun comprend que soigner et réparer n’a rien à voir avec programmer et augmenter. Le port de lunettes n’est pas équivalent à la greffe de lentilles intraoculaires connectées. L’amputation volontaire de membres remplacés par des prothèses plus performantes n’a rien à voir avec la santé. La fabrication d’humains génétiquement modifiés pour éviter les maladies dépasse quant à elle la dimension sanitaire : il est ici question de programmer une vie en prétendant supprimer tout risque.

« Soigner et réparer n’a rien à voir avec programmer et augmenter » (portrait de Neil Harbisson, artiste-cyborg)

Il y a beaucoup à dire sur une conception technicienne et mécaniste de la médecine, qui se flatte d’exploits high tech et méprise autant les humains qu’elle traite que la prévention des maladies – notamment des épidémies industrielles, dites “maladies de civilisation”. Il est plus gratifiant pour un neurochirugien d’implanter des nano-électrodes dans le cerveau de parkinsoniens que de militer pour l’abolition des pesticides et autres substances neurotoxiques.

« Nous défendons un progrès social et humain qui renforce en chacun la capacité à affronter les aléas de la vie et à se prendre en charge, individuellement et collectivement, contre la dépendance à la technologie. »

Les transhumanistes ont beau jeu de promouvoir les technologies convergentes en manipulant la peur de la faiblesse et de la maladie. Dans une société à la fois infantilisée, en demande de prise en charge, et soumise à la tyrannie de la performance, l’argument de la santé passe pour l’ultima ratio.

Aussi nous reproche-t-on parfois de “jeter le bébé avec l’eau du bain”, expression qui signifie en fait “à toute chose malheur est bon”. Entendez : les inhumains préparent certes une société totalitaire et eugéniste, mais si nous, futurs superflus, pouvons y gagner des miettes, c’est mieux que rien. À rebours de cet esprit de reddition, nous défendons un progrès social et humain qui renforce en chacun la capacité à affronter les aléas de la vie et à se prendre en charge, individuellement et collectivement, contre la dépendance à la technologie. En matière de santé comme en bien d’autres, nous souffrons d’abord de dépossession. Il faut nous ressaisir du soin de notre santé comme de tous les aspects de notre vie ou abdiquer notre humaine dignité devant la machine et ses machinistes transhumanistes.

La dépossession de nos capacités individuelles et collectives que vous évoquez est rarement perçue aussi clairement par nos frères et sœurs humains. Dans quelle mesure l’invisibilité de la dépendance à la technologie est imputable au règne des “experts” médiatiques qui, investis du pouvoir de la Science, tentent de faire passer leurs opinions pour des vérités ?

L’aveuglement face à la dépossession résulte d’une croyance bien antérieure au règne de l’expertise : celle dans le progrès scientifique et technologique générateur de progrès social et humain. La controverse remonte aux prémisses de la modernité. Après Bacon au XVIIe siècle et son programme de maîtrise technique de la nature pour « reculer les bornes de l’Empire Humain en vue de réaliser toutes les choses possibles » (La Nouvelle Atlantide), les Lumières débattent des moyens de la perfectibilité humaine. Dans la lignée des humanistes de la Renaissance, Rousseau défend la perfectibilité (mot qu’il invente) en termes moraux, politiques et sociaux. L’éducation, le contrat social, l’émancipation du joug religieux permettent le progrès – compris comme progrès social. À l’autre bord, l’injonction cartésienne de se rendre “maître et possesseur de la nature” génère une vision scientifique et technique de la perfectibilité : celle d’un homme qui s’améliore en modifiant son substrat naturel, biologique. C’est la position de Condorcet, qui imagine « […] un temps où la mort ne serait plus que l’effet, ou d’accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales, et qu’enfin la durée de l’intervalle moyen entre la naissance et cette destruction n’a elle-même aucun terme assignable […]«  (Esquisse d’un tableau historique de progrès de l’esprit humain). Cette vision se nourrit à la fois des expériences de sélection animale et des analogies entre le vivant et la machine développées à cette époque par les héritiers de Descartes – notamment La Mettrie et son fameux “Homme-Machine”. S’esquissent déjà les deux voies de l’automachination promues par les transhumanistes : la génétique et l’hybridation vivant/artifice.

« Soigner et réparer n’a rien à voir avec programmer et augmenter » (publicité Chanel mettant en scène l’artiste pop bionique Viktoria Modesta)

Des deux idées de la perfectibilité humaine, la seconde a triomphé, engrammant dans les esprits la corrélation entre progrès techno-scientifique et progrès social et humain. Or le seul progrès patent et quantifiable est celui de la puissance résultant de l’accumulation (de “l’avancée”) des connaissances. Mais cette perpétuelle accumulation de puissance entre les mains d’individus, de classes, de sociétés, qui ne sont ni plus sages, ni plus justes et meilleurs que leurs ancêtres n’est rien d’autre que le progrès de la mort. Aujourd’hui Gengis Kahn dispose d’une cavalerie de blindés robotisés et l’Empereur de Chine d’une police technologique de ses sujets. La bonté, l’art, la sagesse ne sont pas quantifiables : ils ne “progressent” pas. Picasso ne peint pas mieux que les maîtres de Lascaux. Derrida et Lévinas ne pensent pas mieux qu’Épicure ou que le Christ des “Béatitudes”. Nos mégapoles technologiques cernées de leurs continents dévastés ne sont pas des milieux ni des sociétés plus heureux ni plus justes que les clans de chasseurs cueilleurs ou les cités antiques.

N’importe. Critiquer “le progrès” fait désormais de vous un “réactionnaire”. Suivant cette pente, les générations successives se sont laissées déposséder de leurs savoirs et savoir-faire incorporés à la machine, selon l’idée qu’“on n’arrête pas le progrès”. Mais à chaque étape, les héritiers de Rousseau – ouvriers luddites du début du XIXe siècle, poètes romantiques, théoriciens radicaux, personnalistes français des années 1920, pionniers de l’écologie – se sont opposés à ce mouvement.

« La bourgeoisie n’a pas seulement fait la révolution pour prendre le pouvoir mais pour instituer le triomphe de la Raison par l’État. » 

Jacques Ellul (Autopsie de la révolution, 1969)

“On n’arrête pas le progrès” est aujourd’hui l’expression d’une  résignation face aux menaces de l’intelligence artificielle et des procédés d’édition génétique. Aussi bien la dépendance à la technologie n’est-elle plus si invisible. Chacun voit, pour le déplorer ou s’en réjouir, à quel point la vie sans cyber-prothèses est de moins en moins possible. En raison de la contrainte – de facto voire de jure – imposée par l’État (pour obtenir une carte grise, déclarer ses impôts, s’inscrire à Pôle emploi, relever nos consommations d’électricité, de gaz et d’eau, etc), et en raison de l’incapacité croissante à vivre sans assistance numérique.

Le fossé s’élargit entre ceux qui ont connu la vie d’avant, hors du filet électronique, et les plus jeunes, pour qui ces nouveaux systèmes sont rien moins que le monde lui-même. Ils ont raison. Nous vivons dans la technosphère. Nos maîtres sont ces experts qui nous imposent leur seule meilleure solution technique possible. Nous ne vivons plus en démocratie mais en technocratie. Tout l’enjeu pour les Chimpanzés du futur et ceux qui veulent rester humains est de déchirer l’illusion du choix pour mettre à nu la tyrannie technologique. S’il y a bien un mensonge à crever, c’est celui d’un progrès naturel et sans pilote. Plus de deux cents ans après les Lumières, les humains d’origine animale s’opposent désormais aux inhumains d’avenir machinal.


Article initialement paru le 20 avril 2018 sur Le Comptoir


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